L’anniversaire de Valeurs Vertes nous engage vers une réflexion rétrospective. Je remonterai à 50 ans, un peu plus loin que sa naissance. Sur certaines questions il y a eu des évolutions favorables sur d’autres non. Les obstacles actuels peuvent être éclairés en considérant la dynamique historique et les actions politiques ou militantes, que je vais illustrer par celles où j’ai pu jouer un rôle.
La Science
Tout semble a été est dit depuis plus de 50 ans. La biologiste Rachel Carson publie en 1962 « le printemps silencieux » qui devient une réalité aujourd’hui alors que l’on observe en France sur les 30 dernières années une réduction de 30% de la population des oiseaux communs. L’écologue français Jean Dorst publie « Avant que nature meure » en 1965 et la traduction de « Quelle terre laisserons-nous à nos enfants ? » du biologiste Barry Commoner est publiée dans notre pays en 1969. Enfin directement ancré dans la réflexion institutionnelle René Dubos et Barbara Ward publient « Nous n’avons qu’une terre ». Cet ouvrage sert alors de base à la première Conférence des Nations unies sur l’environnement de Stockholm en 1972 qui marque l’irruption de l’environnement dans le calendrier international. En France, un Ministère de la protection de la nature et de l’environnement, sera créé en 1971 et confié à Robert Poujade qui intègre Serge Antoine dans son cabinet.
Est-ce à dire que la communauté scientifique apparaissait unanime ? Non et pour deux raisons. La première est que le statut des sciences dans la société et les moyens alloués favorisent les sciences physiques (notamment nucléaire) et l’économie. Les sciences des promesses ont un statut supérieur aux sciences des limites. Seconde raison, des scientifiques ont niés ces connaissances soit parce qu’ils étaient directement financés par les entreprises qui pourraient être impactées par ces alertes, soit parce qu’abandonnant la science pour l’idéologie certains scientifiques se rependaient dans les médias, ou les plateaux télévisés, avec des opinions sur lesquelles ils n’avaient aucune légitimité. L’un des exemples étant le géologue de laboratoire Claude Allègre qui niait l’impact de l’amiante ou du changement climatique, et s’opposait au principe de précaution.
Ces deux obstacles à la science sont toujours présents aujourd’hui, voir amplifiés par les réseaux sociaux, qui n’ont même plus besoin de l’alibi scientifique pour donner la parole sur des questions qui relèvent de science.
En 50 ans la connaissance scientifique s’est approfondie sans rompre avec le diagnostic initial en lui donnant des bases scientifiques toujours plus fortes. Mais son articulation avec les décisions politiques reste très limitée. Certes pour le climat le GIEC a été créé en 1988 quelques années avant la Convention Climat signée à Rio en 1992. En revanche l’autre convention de Rio, la biodiversité (non ratifiée par les Etats Unis) a dû attendre 30 ans pour que soit créée en 2012 la Plateforme intergouvernementale scientifique et politique sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES).
Mais le raffinement scientifique du GIEC et la nécessité des scientifiques à continuer à travailler, a un effet pervers : il donne un alibi politique pour attendre le rapport suivant avant d’agir. L’intégration des connaissances de l’écologie scientifique dans la décision politique doit aussi être locale et territoriale, niveau où les connaissances scientifiques ne sont pas toujours disponibles et où l’illettrisme écologique est un obstacle majeur.
Les limites de la croissance
Le rapport au Club de Rome de 1972 « The Limits to Growth » (littéralement Les limites à la croissance et non Halte à la croissance qui en a été la traduction) est-d ’une autre nature. Sur la base de modélisations rendues possibles par la toute jeune informatique l’équipe du professeur Meadows, adopte une approche systémique qui met en lien cinq questions : l’industrialisation, la population, l’alimentation, les ressources naturelles non renouvelables et la dégradation de l’environnement, dont les interactions dans un monde fini ne pouvaient conduire qu’à une crise majeure.
A la suite de ce rapport le débat sur la croissance a été vif en France comme au niveau européen. Sicco Mansholt Président de la Commission des communautés européennes fait alors la promotion du bonheur national brut déconnecté de la croissance du PNB. La contestation des limites, et la dénonciation les partisans de la croissance zéro ; les « zegistes », a mobilisé la droite de Georges Pompidou puis de Valery Giscard d’Estaing, la gauche productiviste de George Marchais, mais aussi sous une autre forme l’autogestionnaire Michel Rocard. En 1974, j’achevais mes études à l’Ecole des Mines de Saint-Etienne et j’ai été chargé de la publication de la plaquette que l’Association des élèves éditait chaque année. J’avais choisi le thème de la croissance et convié notamment Michel Rocard à s’exprimer : « « Halte à la croissance » provoque un immense choc psychologique en contestant ce à quoi l’homme occidental croyait le plus, la poursuite illimitée de la croissance. Cet effet provocateur (…) est son plus grand mérite mais sans doute le seul, car son analyse du problème est ambigüe, insuffisante voire politiquement dangereuse. (..) c’est passer à côté du point crucial que de réfléchir à l’épuisement des sources de matière premières sans considérer la logique du profit qui en est la cause ; de même de poser la question de la pollution en termes purement techniques risque d’être une diversion par rapport à la question politique de la nature du développement socioéconomique actuel. »
Cette position est celle qui a structuré le mouvement écologique politique français, qui a éliminé les ‘environnementalistes’ qui détournaient de l’essentiel. S’intéresser directement à l’environnement serait une diversion, la crise de l’environnement ne serait qu’un symptôme, un argument anticapitaliste de plus. La frange la plus marxiste va plus loin : soigner les symptômes environnementaux serait une complicité qui faciliterait l’adaptation du capitalisme qui ne ferait qu’en retarder l’effondrement inéluctable.
Ce prisme idéologique explique l’intérêt limité d’une certaine gauche pour le développement durable ou la responsabilité sociétale qui toutes deux considèrent la transformation de l’économie de l’intérieur.
Le Développement durable
Pour préparer la Conférence de Rio de 1992 soit 20 ans après Stockholm une commission a été réunie sous l’égide de Gro Harlem Brundtland première ministre de Norvège. C’est ce rapport qui propose la première définition du développement durable celle du rapport Brundtland : « un mode de développement qui répond aux besoins des générations présentes sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de « besoins », et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale impose sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir ».
Cette seconde phrase a été systématiquement oubliée au profit de la première qu’il était facile de vider de son sens, et de considérer comme un oxymore. Or justement le développement durable est un concept systémique visant à concilier les trois sphères : environnementale, économique et sociale. D’autres critiques opposaient au développement durable, un développement soutenable, prenant alibi d’une mauvaise traduction du « substainable development » pour promouvoir un concept soi-disant différent de celui qui était débattu au niveau international.
Dans un entretien quelques temps avant de nous quitter Serge Antoine a donné une définition du développement durable qui illustre sa dimension systémique et multi-dimensionnelle :« Disons simplement qu’il faut éviter de prolonger la simple approche environnementale et qu’il est nécessaire de s’alimenter de manière systémique aux sources de l’économie, de la culture, du social en même temps que de l’écologie, que l’allongement en prospective est indispensable, qu’il faut transformer tout le monde en “acteurs” et si possible monter des opérations multiacteurs, qu’il faut jouer du volontariat et que les indicateurs de mesure du suivi sont indispensables. »
Le lien entre les limites globales et leur affectation à chacun était déjà présent dans le rapport Brundtland de 1987, qui considère que le développement durable devrait permettre de rester dans les limites des capacités de charge de la planète. Il interrogeait pour cela la notion de besoins. « La notion de besoins est certes socialement et culturellement déterminée ; pour assurer un développement durable, il faut toutefois promouvoir des valeurs qui faciliteront un type de consommation dans les limites du possible écologique et auquel chacun peut raisonnablement prétendre. »
Mais la question des limites, comme la condition d’un développement durable, a été largement ignorée au profit d’une approche prônant une pseudo harmonie environnementale, sociale et économique. Cette vision réduit le développement durable à des processus de management et de gouvernance, elle est plus faite de bonnes intentions que d’objectifs chiffrés à la hauteur des enjeux. Cela allait bien à monde politique se sentant plus engagé sur la mise en œuvre de moyens que sur des objectifs chiffrés.
Tout au plus, gardait-on dans les textes internationaux depuis Rio 1992, la nécessité d’éliminer les modes de consommation et production non durables. Mais ce principe n’a jamais été traduit par une politique de transition apte à gérer socialement la destruction créatrice qui accompagnerait un tel abandon.
Alors que les engagements internationaux de Rio en 1992 poussaient pour la mise en place de stratégies nationales de développement durable, il a fallu attendre 1995 que le gouvernement Juppé et sa ministre Corinne Lepage adoptent une première stratégie qui s’appuyait sur les propositions de la commission que je présidais. Cette stratégie a tourné court du fait de la dissolution. Dominique Voynet, au sein du gouvernement Jospin qui lui a succédé, n’a élaboré aucune stratégie de développement durable. Yves Cochet qui l’a remplacé en toute fin de mandature a lancé un processus de réflexion non aboutit.
Quand Jacques Chirac prononce son discours la maison brûle à Johannesburg en 2002, il propose « Pour vérifier l’application de l’Agenda 21 et du Plan d’action de Johannesburg, la France propose que la Commission du développement durable soit investie d’une fonction d’évaluation par les pairs, comme cela existe par exemple à l’OCDE. Et la France est prête à se soumettre la première à cette évaluation. ». Le gouvernement Raffarin a élaboré et adopté une stratégie de développement durable. J’ai été chargé de sa mise en œuvre comme délégué interministériel en 2004, et j’ai conduit le processus de revue par les pairs, qui a été jugé exemplaire par les Nations Unies, processus qui a été aussi mis en œuvre au sein de la Francophonie.
Mais l’arrivée de Nicolas Sarkozy et de son Ministre Jean-Louis Borloo, sous l’influence de Nicolas Hulot et de Jean Marc Jancovici, limitent la Grenelle à la question environnementale et singulièrement au carbone. Alors que le développement durable se déclinait dans les territoires sous forme d’Agendas 21 locaux, Jean-Louis Borloo les a remplacés par des plans climat « plus concrets » (sic !). Toutes les administrations ont été sommées d’établir des bilans carbone, action qui était impossible à mettre en œuvre, mais qui renforçait un marché juteux de quelques consultants.
Par la suite les gouvernements socialistes se sont concentrés sur le climat avec l’organisation de la COP21. Sous Emmanuel Macron dans le gouvernement Edouard Philippe, Nicolas Hulot sera Ministre de la Transition écologique et solidaire pour marquer que seul deux dimensions du développement durable sont prises en compte. Il n’y a pas de stratégie de développement durable mais une « stratégie nationale de transition écologique vers un développement durable ». Cela laisse le ministère de l’économie hors du champ d’engagement.
Mais ce calendrier français d’abandon du développement durable est à contrecourant de l’agenda international. La conférence de Rio en 2012 a fait la jonction des agendas environnement et développement, les objectifs de développement durable sont à la base de la stratégie mondiale de développement 2030. Quand le Forum Politique de Haut Niveau s’est penché en juin 2015 sur les processus de revue des stratégies, je dois à la Francophonie d’avoir pu intervenir à la tribune pour partager l’expérience française, sans aucun soutien du côté de la France qui était représentée dans la salle par un stagiaire pour ‘occuper le banc’.
La responsabilité sociétale
La responsabilité sociétale est la déclinaison du développement durable au niveau des entreprises et des organisations. Deux visions se sont opposées à partir de 1997, date où l’on prenait conscience que les objectifs de Rio ne pouvaient être atteint sans un réel engagement des acteurs privés, notamment des multinationales. Deux visions s’affrontaient. Les Etats-Unis avaient une approche morale de dialogue avec les parties prenantes, selon le principe libéral que la libre interaction d’acteurs moraux ferait le bien public. L’approche européenne considérait que la RSE consistait pour les entreprises de s’engager volontairement d’aller plus loin que la réglementation, selon le principe que les institutions organisent le bien public.
J’ai présidé la commission de l’AFNOR sur l’entreprise et le développement durable en 2000 et nous avons élaboré une norme, le SD21000, qui conciliait l’approche ‘procédurale’ par les parties prenantes et l’approche ‘substantive’ qui s’intéressait aux performances, ce que l’on appelle la matérialité. Le large consensus en France qui s’était fait entre les acteurs, notamment patronat et syndicats, a mis la France en bonne position pour imposer ce modèle dans l’ISO 26000 norme internationale qui a été négociée entre 2005 et 2010. J’ai participé à cette négociation comme représentant du gouvernement français. La vision européenne s’est finalement imposée dans un vote qui a impliqué 99 pays, et les Etats Unis ont voté contre aux côtés de Cuba, de la Turquie et de l’Inde. Le Venezuela n’a pas eu besoin de voter contre ayant entre temps supprimé son organisme de normalisation. Cette norme a fixé la vision de la responsabilité sociétale au niveau international.
Mais 10 ans après, une offensive vient du milieu de la finance et de la question climatique, à travers le débat sur la double matérialité. Dans la simple matérialité, l’entreprise et les conditions d’accès au investissements demandées par les financiers, anticipent les effets les changements climatiques et de l’effondrement de la biodiversité et sur l’entreprise et son marché. Il s’agit d’adaptation et de couverture des risques. La seconde matérialité prend en compte les effets des activités de l’entreprise sur l’environnement et la société., il s’agit aussi d’atténuation.
La santé et les pollutions
C’est en France un sujet pour lequel la France est souvent en retard. L’explication est sans doute liée à la domination pasteurienne sur la politique et la recherche médicale. C’est à dire une attention majeure aux risques sanitaires liés à des agents pathogènes et une minoration des questions liées aux agents chimiques et toxiques dont les effets se mesurent par la statistique.
Je me rappelle il y a plus de 30 ans d’un débat au Téléphone Sonne de France Inter où j’étais opposé au cancérologue et académicien Maurice Tubiana, qui affirmait que l’argent consacré à la lutte contre les pollutions était un gaspillage : il serait mieux utilisé pour la recherche sur le cancer.
Le dossier PCB et le pyralène auquel j’ai consacré un livre blanc en 1989, m’a introduit au cœur des questions de la santé et du principe de précaution.
En 1987, prenant acte de l’impact général des molécules organochlorées sur l’environnement et la santé, la déclaration ministérielle de la deuxième conférence internationale sur la protection de la mer du Nord recommande une approche de précaution et « l’adoption de mesures de contrôle des émissions de ces substances avant même qu’un lien de cause à effet soit formellement établi sur le plan scientifique ». Il s’agissait du début de la considération des perturbateurs endocriniens.
Alors qu’au niveau international la norme limite de PCB pour la consommation de poisson était de 2ppm, une étude sur le lait maternel en France avait montré que la moyenne se situait à 4ppm.
J’avais été confronté à ce problème par la pollution du Rhône et les contaminations des poissons. Du fait de l’absence de norme limite et donc de l’inaction des pouvoirs publics, les pêcheurs professionnels du Rhône ont arrêté leurs activités sans aucune indemnisation.
La population lyonnaise exposée était d’origine du sud-est asiatique pour laquelle la consommation de poissons de rivière était très significative. Comme les contaminations du Rhône étaient bien plus élevées que celle de la Seine, nous disposions de deux échantillons représentatifs à Lyon et Paris, et je demandais qu’une étude épidémiologique soit menée. Non seulement elle n’a jamais été menée, mais l’alerte sur le lait maternel a été considérée comme la promotion du lait en poudre et une complicité avec Nestlé.
Le scandale du chlordécone, ce pesticide utilisé dans les bananeraies antillaises entre 1972 et 1993, grâce aux yeux fermés des institutions médicales a contribué à la défiance des Antilles vis-à-vis du vaccin Covid.
Cette connaissance m’a servi pour les travaux de la commission Coppens en 2005. L’Académie de médecine s’est mobilisée contre le principe de précaution et pour refuser que la charte considère la santé. Ces deux sujets ont dû remonter à l’arbitrage de Jacques Chirac lui-même, lors de la séance de présentation du rapport, avec des présentations formelles de membres la commission : 3 minutes pour 3 minutes contre. J’ai eu le privilège de plaider pour la santé devant le président de la République qui a bien entendu arbitré positivement. Je bouclais près de 20 ans de mobilisation.
Est-ce pour autant fini ? Le très faible usage des eaux recyclées en France 0,6% contre 10% en Espagne ou 70 % Israël est en partie dû aux freins des institutions médicale. La réutilisation des eaux grises traitées dans les bâtiments est interdite ou encadrée de telle manière qu’il est impossible de développer des solutions, surtout quand il s’agit d’une petite société. Le cas de WeCo est éclairant, cette start-up a développé des toilettes innovantes à chasse d’eau, écologiques, autonomes, qui traitent et recyclent les eaux noires permettant des économies drastiques d’eau potable pour les chasses. Le ministère de la santé s’est opposé au projet d’expérimentation au public, en dépit du soutien reçu par ailleurs. En revanche d’autres questions ne semble pas les émouvoir : les chasses d’eau non tirées qui laissent des toilettes remplies de bactéries, ou les toilettes chimiques qui se contentent d’une pastille de traitement chimique très nocive pour la santé et l’environnement qui dure 3 à 5 jours avant réutilisation des eaux usées.
Que conclure ?
Comme le dit Jacques Theys le contexte actuel n’a plus rien de comparable avec celui des années 90-2000, avec une accélération du dérèglement climatique et de la dégradation des ressources et des écosystèmes qui n’était pas anticipée d’une telle ampleur. Ce changement majeur d’échelle et d’urgence nous obligent. La transition écologique se distingue des politiques passées par « une intégration beaucoup plus forte des limites et opportunités liées à la nature et des connaissances issues de l’écologie. »
Ma conviction est que la plus grande partie des solutions, énergies renouvelables, économie circulaire et services des écosystèmes, doivent être conçues, évaluées et diffusées au niveau local des territoires. Cela donne un rôle l’innovation territoriale, au partage des solutions et des pratiques. C’est pourquoi j’ai créé www.construction21.org il y a 10 ans et que je m’engage aujourd’hui dans la normalisation villes et territoires durables et intelligents.