Le développement durable et l’aménagement du territoire : les enjeux du débat actuel en France[1]
Présenté lors du colloque international réuni à Rabat, les 7 et 8 mai 1998 et publié dans Ali Sedjari. Aménagement du territoire et développement durable : Quelles intermédiations?, L’Harmattan / GRET, pp. 31-56, 2000
1 – Rendre opérationnel le concept de développement durable
La définition communément admise pour le développement durable est : « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs« [2]. En fait si les conceptions les plus diverses ont été proposées, il y a convergence sur le fait qu’il s’agit de réconcilier les sphères environnementales, économiques et sociales, c’est à dire que le développement durable prône un nouveau mode de développement qui assure à long terme trois objectifs simultanés : la préservation du capital naturel et des écosystèmes, la justice sociale et le développement économique générateur d’activités et d’emplois. Le développement dépend en fait de l’environnement où il puise ses ressources et qu’il peut mettre en péril par ses pollutions (voir Figure 1 a).
Les décisions à prendre dans cette perspective doivent s’inscrire dans trois dimensions :
- articuler le long terme et le court terme, ce sont les générations futures de la définition du développement durable, mais c’est aussi puiser dans les pratiques anciennes la capacité à se projeter dans l’avenir ;
- coordonner le global et le local, c’est à dire des logiques spatiales différentes. Il est nécessaire de mettre en œuvre le principe de subsidiarité pour décider et agir à l’échelon local mais aussi de situer les pratiques locales dans une échelle supérieure ;
- et enfin maîtriser des situations complexes par des principes et des institutions simples, c’est à dire maîtrisables par les citoyens.
On comprend donc que le processus de décision, qui doit embrasser simultanément autant de facettes, soit un défi. Il n’est plus question de séparer les problèmes pour les résoudre de façon isolée, mais de gérer la complexité. Multicritères, multidisciplinaire, multiacteurs et multiculturel le développement durable appelle de nouveaux processus de décision et de mise en œuvre, une nouvelle » gouvernance « .
En effet l’intégration de ces trois facteurs ne peut être imposée d’en haut, elle doit s’appuyer sur une coopération entre les différents niveaux institutionnels et entre les divers acteurs présents sur le territoire. Il s’agit donc de mettre en jeu un processus d’innovation et d’équilibre local fondé sur la négociation et la subsidiarité qui propose de décider au niveau le plus proche des problèmes. La coopération entre tous les acteurs concernés doit s’appuyer sur un accès à l’information adéquate et sur de nouvelles méthodes et de nouveaux principes : approche écosystémique, intégration des politiques, comptabilité et bilans appuyés sur des indicateurs de durabilité des systèmes ruraux et urbains, principes de précaution, de prévention et de participation… Plus qu’un objectif le développement durable est donc un processus.
Dans une première étape, il propose de rechercher systématiquement le consensus (voir Figure 1 c) par le dialogue entre les parties concernées. Ce consensus s’appuie sur l’élaboration de propositions gagnantes/gagnantes des trois points de vue économique, social et environnemental et gagnantes pour chacune des parties concernées. Si ce consensus n’est pas possible, on recherche alors le contrat sur des objectifs pour lesquels chacun fait reconnaître ses priorités par les autres acteurs. Enfin quand ces étapes préliminaires ne sont pas suffisantes intervient l’arbitrage politique. Il ne s’agit donc pas de remplacer les processus de démocratie délégative, mais de les compléter, voire les renforcer, en organisant ses relations avec la société et la démocratie participative dans l’objectif d’une mobilisation vers des objectifs partagés.
Le processus traditionnel du pouvoir dans lequel le politique fixe les objectifs et l’administration en décide les modalités concrètes, était possible quand il s’agissait d’éliminer quelques comportements (lutte contre le pollueur, application d’un minimum de norme sociale). Dans la mesure où le développement durable prétend modifier en profondeur le mode de développement, il ne peut se satisfaire de s’appuyer sur la contrainte imposée à un petit nombre mais sur la mobilisation du plus grand nombre.
Figure 1 : les champs du développement durable
Trois grands champs sont concernés par la problématique du développement durable : la gestion durable du territoire, les modes de production et de consommation et l’éducation/citoyenneté.
L’évolution des productions dans le sens de l’usage de technologies et de modes de production propres (vis à vis des pollutions), sobres (utilisant moins de ressources) et sûres (évitant les risques) doit s’appuyer sur un dispositif réglementaire mais surtout par une responsabilisation conjointe des producteurs et des consommateurs. C’est pourquoi la réflexion se porte en général à la fois sur les modes de production et de consommation[3]. Les outils volontaires, les labels produits ou la norme de management de l’environnement ISO 14001 par exemple, peuvent jouer un rôle important à condition que les consommateurs orientent leur consommation vers ces produits et ces entreprises. La responsabilisation des citoyens, des consommateurs, commence dès l’école primaire et doit se poursuivre tout au long de la vie. Cette écocitoyenneté forme le second champ de la mise en place du développement durable.
Nous traiterons ici du troisième champ : la gestion du territoire. Ce thème regroupe l’utilisation des terres (urbanisées, rurales, naturelles…), les habitats humains, les infrastructures de transport… Il s’inscrit par exemple dans le sens de la déclaration d’Istanbul « pour protéger l’environnement mondial et améliorer la qualité de la vie dans les établissements humains, nous nous engageons à respecter des modes durables de production, de consommation, de transport et d’urbanisation, à prévenir la pollution, à respecter la capacité des écosystèmes et à préserver les chances des générations futures« [4].
La définition des objectifs ne suffit pas sans les outils pour y parvenir. On peut identifier dans la littérature internationale quatre outils permettant la mise en œuvre de stratégies de développement durable au niveau territorial, qui forment un cadre cohérent de la gouvernance locale :
1 – L’Agenda 21[5] proposait que l’élaboration d’Agenda 21 locaux permette à l’ensemble des acteurs locaux et aux citoyens de préciser leurs objectifs dans des chartes formelles. C’est l’ICLEI[6] qui a proposé ce concept à Rio pour mettre en œuvre au niveau local les propositions de la conférence.
2 – Comme le PNB ne peut représenter les évolutions vers la durabilité, ni faire état des dégradations des patrimoines, la mise au point d’indicateurs du développement durable[7] devrait permettre de formaliser et quantifier les évolutions des pays, des différents acteurs, en permettant à chacun de mesurer sa progression vers les objectifs de développement durable. Le développement durable implique en effet des obligations de résultats et non plus seulement de moyens. Leur utilisation dans les Agendas 21 locaux leur donnerait une consistance concrète.
3 – Des enceintes de discussion comme des commissions ou cercles du développement durable, ou des groupes locaux, devraient permettre à chaque niveau de gérer les Agendas 21 locaux et les indicateurs en mobilisant l’ensemble des acteurs concernés.
4 – Enfin il est essentiel d’identifier les bonnes pratiques, les meilleures techniques, et de les généraliser. La mise en réseau au niveau mondial des expériences similaires faciliterait la généralisation des bonnes expériences, mais aussi analyse constructive des freins et des échecs.
On peut considérer que ces quatre outils forment ensemble une approche cohérente. Les bonnes pratiques risquent de n’être que de la communication superficielle, si elles ne s’appuient pas sur une évaluation fondée sur des indicateurs. Des indicateurs, disjoints d’un cadre concret d’action et de la participation des acteurs concernés par les décisions, risquent de n’être que des outils normatifs éloignés de la pertinence du terrain…
Ces approches visent la gestion des collectivités (nationales ou locales), elles s’intéressent le plus souvent aux aspects sociaux et environnementaux du développement durable et sont moins concernées par la composante économique.
2 – La mise en place des Agendas 21 locaux
L’Agenda 21 de Rio propose à l’ensemble des pays de mettre en place » un mécanisme de consultation de la population et parvenir à un consensus sur un programme Action 21 à l’échelon de la collectivité « [8]
Ce qu’on appelle depuis » Agenda 21 local » devait être mis en place par la plupart des collectivités locales avant 1996. Dans l’esprit des rédacteurs il n’était pas question de créer un mécanisme nouveau dans quelques communes innovantes, mais bien de mettre en place une réflexion dans toutes les collectivités locales. Le chapitre 28 » Initiatives des collectivités locales à l’appui d’Action 21 » est le chapitre le plus court de l’Agenda 21, en revanche il définit assez bien ce que pourrait être cet Agenda 21 : » Il faudrait que toutes les collectivités locales instaurent un dialogue avec les habitants, les organisations locales et les entreprises privées afin d’adopter « un programme Action 21 à l’échelon de la collectivité« . La concertation et la recherche d’un consensus permettraient aux collectivités locales de s’instruire au contact des habitants et des associations locales, civiques, communautaires, commerciales et industrielles, et d’obtenir l’information nécessaire à l’élaboration des stratégies les plus appropriées. Grâce au processus de concertation, les ménages prendraient davantage conscience des questions liées au développement durable. Les programmes, les orientations et les dispositions législatives et réglementaires appliquées par les collectivités locales pour réaliser les objectifs d’Action 21 seraient évalués et modifiés en fonction des programmes d’Action 21 adoptés à l’échelon local. Les stratégies pourraient également servir à appuyer des projets de financement local, national, régional et international.[9] »
Le même texte peut être représenté par la Figure 2 :
Figure 2 : objectifs des Agendas 21 locaux d’après le §23.3 de l’Agenda 21 de Rio
Cet Agenda 21 local apparaît comme un processus de mobilisation et de consultation des acteurs locaux par les collectivités locales. Une fois arrêtées formellement ces stratégies » les plus appropriées » servent à appuyer les relations avec les niveaux supérieurs (national, régional et international) tant pour modifier les dispositions législatives et réglementaires que pour appuyer les projets de financement. Ce qui peut placer les collectivités locales dans une situation de négociation et de contractualisation avec ces niveaux supérieurs.
Encadré 1 : Les Agendas 21 locaux selon l’ICLEI[10].
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Cet organisme international anime la réflexion sur le développement durable des villes. Il propose quatre composantes pour l’élaboration des Agendas 21 locaux :
- Un engagement multi-sectoriel dans le processus de planification, à travers un groupe local réunissant les parties concernées qui sert d’organe de coordination et de politique, pour préparer un plan d’action à long terme pour le développement durable.
- La consultation avec les communautés, les associations, les entreprises, les églises, les agences gouvernementales, les groupes professionnels et les syndicats de façon à créer une vision partagée et d’identifier des propositions et des priorités d’action.
- Une évaluation participative des conditions et des besoins locaux dans les domaines sociaux, économiques et environnementaux.
- Une élaboration de choix stratégiques, à travers la négociation entre les parties prenantes clés, de façon à traduire la vision et les objectifs en plan d’action.
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Ces objectifs ont servi de base à une Campagne des villes européennes durables. Un réseau s’est constitué à Aalborg en 1994 sur la base d’une charte[11] qui définit la notion et les principes de la durabilité appliquée aux villes. Les objectifs précisent ceux de Rio : préserver le capital naturel, promouvoir la justice sociale, diminuer les besoins de mobilité, éviter la contamination des écosystèmes. La méthode proposée s’appuie sur un principe de négociation et de coopération entre tous les acteurs concernés, rendue possible par un accès à l’information et la mise en œuvre d’outils et d’approches adéquats : approche écosystémique, intégration des politiques, comptabilité et bilans appuyés sur des indicateurs de viabilité des systèmes urbains, élaboration de plans locaux de durabilité… Une seconde réunion s’est tenue à Lisbonne[12] avec 1000 représentants des pouvoirs locaux. A cette date 250 pouvoirs locaux et régionaux avaient signé la charte d’Aalborg, les échanges d’expériences ont permis de préciser les approches : des indicateurs de développement durable, la pluridisciplinarité, des études de l’impact sur la durabilité dans les procédures de négociation d’implantation d’activités commerciales et industrielles, l’application de l’audit environnemental (EMAS) par les entreprises locales. De plus le réseau des villes européennes durables a exprimé sa volonté de coopérer et de participer à des réseaux, et alliances Nord-Sud, Est-Ouest.
De son côté l’ICLEI a tiré un bilan de la mise en place d’Agenda 21 locaux[13]. En 1997 c’est près de 1.812 collectivités locales et 64 pays qui étaient impliqués dans la mise en œuvre locale du développement durable. 933 municipalités de 43 pays avaient un Agenda 21 local en cours, et 879 municipalités débutaient seulement le processus. Bien que l’initiative repose sur les collectivités locales, la plupart des Agendas 21 locaux ont été mis en place dans des pays où des campagnes nationales ont été menées : 1.487 (82%) dans les 11 pays qui ont des campagnes nationales (Australie, Bolivie, Chine, Danemark, Finlande, Japon, Norvège, Pays-Bas, République de Corée, Royaume-Uni, Suède), 117 (6%) sont dans les 9 pays qui commencent seulement leurs campagnes nationales (Afrique du Sud, Allemagne, Brésil, Colombie, Grèce, Irlande, Malaisie, Pérou, Etats-Unis), et seulement 208 sont initiés dans les 44 pays où il n’y a pas de campagne nationale. Cela démontre que les Agendas 21 locaux prennent tout leur sens dans la relation collectivités locales/Etats, les premières jouent sur la proximité pour mobiliser les populations, les seconds apportant la cohérence. On verra plus loin que cette situation rappelle celle des Contrats de Plan en France à la double différence que les Agendas 21 locaux formels ne sont pas évoqués (l’implication des populations et des acteurs locaux n’est pas formalisée dans le dispositif français) et de l’autre les Régions sont appelées à jouer un rôle de médiation et de coordination qui n’apparaît pas dans les textes de Rio.
Les propositions de Rio prennent donc aujourd’hui corps, elles s’appuient sur une nouvelle conception de l’exercice du pouvoir, on parle de » gouvernance « .
3 – La bonne gouvernance pour le développement durable
Comme on l’a dit au-dessus, le problème des échelles est essentiel. La recherche de la bonne gouvernance doit conduire à articuler les différents niveaux de décision depuis les Nations-Unies jusqu’aux communautés de base, en passant par les Etats et les collectivités locales. » La politique se situe d’ordinaire à l’échelle méso-sociologique. Elle tend à oublier les micro-relations de personnes à personnes (c’est à dire le concret des vies individuelles) et l’univers concret des problèmes planétaires « [14] La solution est ce qu’appelle Edgar Morin : l’anthropolitique qui sache embrasser ces niveaux micro méso macro et replace l’homme au centre de la politique.
Si la gouvernance mondiale signifie des institutions cohérentes pour les Nations-Unies, aux niveaux inférieurs cette gouvernance doit s’adapter à la grande variabilité des institutions des Etats, ce qui rend difficile une conception universelle de la gouvernance. Mais ce mot a-t-il la même signification dans les différentes langues ? Dans un premier temps il faut en effet s’interroger sur les problèmes de traduction, qui peuvent induire des mésinterprétations par la communauté francophone.
Traduction
La quasi-totalité des textes internationaux est discutée en anglais, les traductions dans les autres langues tardent malgré le statut de langue de travail du français et de l’espagnol par exemple. Qui plus est les traductions sont imparfaites et fluctuantes, ce qui pose des problèmes de compréhension. Le développement durable s’est d’abord appelé développement soutenable[15] pour le même mot anglais sustainable development. De même la traduction française du même Agenda 21 fait état de rationnel (225 occurrences) mot qui est rarement la traduction de rational (25 fois) mais principalement du mot sound (solide, juste, sain, 150 fois) par exemple dans ecologically sound technology, mais on trouve aussi sustainable (durable), optimized, efficient, appropriate. Le chapitre 18 sur la gestion des eaux douces, thème pour lequel les francophones jouent un rôle influent, voit au contraire l’usage répété de l’anglais rational (13 fois sur les 25 au total de cet usage en anglais, les 39 autres chapitres se partageant les 12 autres occurrences). Le global est traduit littéralement de global en anglais (global change) qui signifie mondial ou universel, et non ce qui est le véritable sens de ce mot en français » considéré dans sa totalité « . Une réflexion francophone sur les mots justes et leur traduction de, et en, anglais est fondamentale. Sinon des faux sens se propagent ou l’on disserte sur l’étymologie de ces mots et l’on construit des théories fondées sur … des imperfections de traduction. Il est pourtant essentiel que le pluralisme des langues de travail subsiste pour porter les différentes cultures et approches.
Le mot anglais governance traduit aujourd’hui par gouvernance, présent seulement 8 fois dans le texte original en anglais, est absent de la traduction française de l’Agenda 21 de 1992. Ses traductions sont variables se rattachant le plus souvent à l’administration (4 fois) mais aussi action, moyens juridiques et institutionnels, gestion, niveau administratif.
C’est sans doute sommet de la francophonie de 1996 qui a popularisé ce terme en français. En ouverture du sommet le président burkinabé Blaise Compaoré estimait que » la mal gouvernance est un obstacle au développement « . » Nous sommes persuadés que l’Etat providence, le défaut de transparence, le déficit de la culture de responsabilité, l’absence d’obligation de rendre compte à tous les niveaux de la gestion publique, la centralisation et la concentration du pouvoir, la faiblesse des compétences institutionnelles, la marginalisation de certaines catégories sociales, la banalisation de la guerre, les ambivalences du système économique international sont autant de facteurs explicatifs de nos contre-performances économiques… « [16].
La mal gouvernance est donc chargée de tous les maux de la gestion publique. Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) : donne les définitions suivantes[17] : » La gouvernance peut être considérée comme l’exercice des pouvoirs économique, politique et administratif pour gérer les affaires des pays à tous les niveaux. Il comprend les mécanismes, procédés et institutions par lesquels les citoyens et les groupes articulent leurs intérêts, exercent leurs droits légaux, remplissent leurs obligations et gèrent leurs différences. La bonne gouvernance est, parmi d’autres choses, participative, transparente et responsable. Elle est aussi efficace et équitable. Et elle fait la promotion du cadre de la loi. La bonne gouvernance assure que les priorités politiques, sociales et économiques sont fondées sur un large consensus dans la société et que les voix des plus pauvres et des plus vulnérables sont au cœur du processus de décision sur l’allocation des ressources pour le développement. »
Cette gouvernance met en œuvre des principes et des outils mais surtout tente d’organiser les relations entre les différentes institutions et les parties intéressées. Là où l’approche classique voyait des frontières de compétence, elle propose de mettre en œuvre des relations et d’instaurer le dialogue. » Dans le schéma classique, l’exécutif décide, le législatif délibère, le judiciaire juge et les médias assurent la circulation de l’opinion. Aujourd’hui à l’exception sans doute de l’exécutif, chacun de ces pouvoirs agit aussi sur le terrain des autres. Il ne faut pas les considérer isolément, dans leur cadre respectif, mais estimer leur capacité d’animer de façon articulée la vie démocratique. « [18]
Gouvernance et relations entre acteurs
Mais qu’y a-t-il de commun à la recherche d’une gouvernance mondiale et la mise en œuvre locale sur le terrain du développement durable. La Commission pour la Gouvernance Mondiale[19] situe principalement ses propositions dans le cadre des institutions des Nations Unies : » La rapidité de la globalisation des marchés financiers et autres est en train de gagner de vitesse la capacité des gouvernements de fournir le cadre nécessaire de règles et d’accords de coopération. Les actions nationales en vue de contrôler cette polarisation au sein d’une économie globalisée ont des limites importantes et pourtant les structures de la gouvernance mondiale tendant à poursuivre des objectifs internationaux de politique publique sont sous-développées « . Sur cette base elle propose des principes généraux, et la mise en place d’un Conseil de Sécurité Economique (CSE) la réforme des Nations Unies…
La Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme de Pierre Calame, plus proche du terrain, propose un travail sur la gouvernance rendu nécessaire pour répondre à la » crise profonde de l’action publique et en particulier de l’Etat, miné à l’intérieur par l’exigence de décentralisation et à l’extérieur par des interdépendances mondiales de plus en plus fortes. »
Pour cela elle propose des pistes d’action :
» 1. l’élaboration par échange d’expériences de nouveaux principes de gouvernance faisant une large place aux formes de partenariat et à l’articulation des pouvoirs publics à différents niveaux géographiques,
- les méthodes de gestion des territoires dans une perspective de développement durable,
- les stratégies de transformation de l’administration, en particulier l’évolution des politiques en direction des populations les plus pauvres,
- les modalités de gestion de la société mondiale et le rôle des « régions du monde » dans cette gestion.« [20]
Quelles institutions pour la bonne gouvernance ?
Si l’on considère la gouvernance locale des deux pistes s’offrent à nous : 1) généraliser un modèle d’institution que l’on souhaite universel ou au contraire 2) mettre en jeu des mécanismes qui permettent de mettre en œuvre une bonne gouvernance dans la variété des situations institutionnelles. Bien entendu seule la seconde voie est possible.
En effet le poids respectif des différentes institutions varie d’un pays à l’autre selon le contexte historique, politique culturel ou social. Il ne faut pas faire de préalables institutionnels, comme la décentralisation avant toute progression vers la bonne gouvernance, mais si cet objectif doit être reconnu. La Figure 3 montre la structure générale des institutions avec 5 acteurs majeurs qui agissent au nom des de la population qui est formée tout à la fois de citoyens, d’usagers-clients et d’êtres humains. Les collectivités locales peuvent être de plein exercice ou au contraire plus ou moins administrées par l’Etat. Dans ce cadre la déconcentration de l’administration de l’Etat en rapprochant sa gestion de ses administrés peut être un progrès et amorcer une évolution vers la décentralisation à long terme. Les services publics peuvent être en gestion directe ou au contraire concédés au secteur privé. Soit on approche ce thème par des a priori idéologiques et l’on aboutit rapidement à un blocage, soit on réfléchit aux conditions de bonne gouvernance qui doivent accompagner chacune des situations.
Figure 3 : les acteurs des institutions
La bonne gouvernance doit pouvoir s’adapter à ces différents contextes tout en les faisant évoluer. En revanche il est possible d’énoncer des principes généraux qui doivent régir les relations entre ces acteurs :
- clarification des rôles et des responsabilités : les institutions doivent être lisibles et compréhensibles pour tous les acteurs qui doivent se situer dans le processus de décision
- procédures de partage des objectifs: les objectifs et les stratégies des différents acteurs doivent être parfaitement lisibles et des procédures de dialogue doivent permettre que les objectifs partagés soient identifiés (recherche du consensus)
- renforcement des capacités de chacun des acteurs : l’efficacité de l’ensemble dépend de celle des parties, chacun doit donc participer au renforcement des capacités des partenaires
- transparence: le principe de la transparence sur les objectifs et les moyens (contrats, budgets…) est la base de la coopération
- confiance reposant sur la transparence, la confiance est conditionnée par la lutte contre la corruption et la prévention par la mise en place de mécanismes qui ne la suscitent pas, par exemple des approches multiacteurs des problèmes et des décisions (la corruption est plus facile à deux qu’à plusieurs)
- évaluation: la capacité d’évaluer les résultats des politiques et des programmes doit reposer sur la construction de systèmes de mesure, de collecte d’information, et de réévaluation dans une perspective d’amélioration continue (principe de la roue de Deming[21] en usage dans les certifications qualité ou environnement ISO 9000 ISO 14000).
- concertation contractualisation: l’ensemble des relations entre les acteurs dans la concertation doit pouvoir conduire à des approches contractuelles scellant la reconnaissance du rôle de chacun des acteurs et les objectifs partagés.
Agendas 21 locaux types
Si les éléments précédents donnent des orientations sur les méthodes à mettre en œuvre, il faut préciser le champ concerné par le thème du développement durable dans ces institutions, et particulièrement les Agendas 21 locaux. Dans une étude[22] menée pour comparer le champ d’application des Agendas 21 locaux de différentes villes européennes les actions proposées ont été classées en huit catégories qui représentent les axes d’orientation de l’Agenda 21. Les quatre premières classes représentent les orientations classiques du développement durable : [environnement], [économie], [social], [gouvernance]. Les trois suivantes permettent de juger de leur intégration dans une optique globale : [social <> économie], [environnement <> économie], [environnement <> social]. Enfin, ont été rajoutés les [services urbains], cette notion de services est fondamentale. On la retrouve en bonne place dans le projet de loi sur l’Aménagement durable du territoire avec ses huit schémas de service. Les classes sont elles-mêmes découpées en un certain nombre de thèmes pour lesquels des actions et projets sont décrits.
Les actions sont notées en fonction de leur ambition en terme de développement durable : A étant la note la plus élevée, B moyen, C la moins élevée et D étant l’absence d’action.
C : actions ponctuelles et sectorielles | B : approche fractionnée | A : gestion intégrée, globale |
évaluation audit état des lieux | management de l’offre
(ex. transports collectifs) |
management de la demande
(ex. diminution de la mobilité) |
information du public (plaquettes…) | sensibilisation formation du public dans des campagnes | participation active du public |
action de portée limitée par des groupements de personnes
(associations) |
action de la municipalité
elle-même |
incitation des acteurs économiques |
Tableau 1 : exemple d’application des critères qualitatifs
Les colonnes de la grille permettent de classer les actions et réalisations de l’Agenda 21 local suivant les critères de notation A, B ou C. La moyenne des notes par catégorie permet la représentation du champ et de l’ambition couverts par les Agendas 21 locaux. Figure 4 donne les profils les plus significatifs.
Figure 4 : profils de différents Agendas 21 locaux européens
L’approche de l’Agenda 21 de Munich est peu ambitieuse pour les trois thèmes économique, social et environnement, qui restent traités dans les politiques sectorielles. En revanche l’Agenda 21 munichois insiste sur l’intégration de ces thèmes entre-eux (les diagonales) et sur la gouvernance. L’Agenda 21 local est conçu comme un outil permettant la coordination transversale et l’intégration dans cet outil de politiques sectorielles.
L’approche de Bruxelles est très différente il s’agit de partir d’une politique environnementale élargie à son interface avec le social et l’économique. On note en plus le développement de la gouvernance. Il s’agit de ce qu’on appellerait en France : » charte d’écologie urbaine « .
L’approche de La Haye est assez proche de celle de Bruxelles, mais les services ont été rajoutés de façon significative.
Enfin la forme la plus aboutie est Hackney où l’Agenda 21 local se rapproche du cercle, c’est à dire intègre les huit catégories. Le léger creux pour [social <> économie], provient du fait que peu d’actions sont proposées dans la grille pour cette catégorie.
Cette étude n’a pas pour ambition une quelconque évaluation de la mise en œuvre des Agendas 21 locaux, elle permet seulement l’affichage des thèmes retenus par les différentes villes et intégrés dans cet outil. Les formes observées pour Bruxelles, et Hackney semblent très typiques et se rapprochent des deux approches symbolisées dans la Figure 5 :
Figure 5 : Deux approches pour construire des Agendas 21 locaux.
La première approche serait celle de partir de l’environnement, c’est à dire formellement ce qu’on appelle en France les procédures du type chartes d’écologie urbaine. Celles-ci mettent en jeu une consultation de la population [gouvernance]. Dans ce cas l’adjoint et le service environnement jouent un rôle moteur, vis à vis des autres secteurs municipaux. Ce que l’on pourrait appeler le premier stade des Agendas 21 locaux, induit de nouvelles pratiques (implication du public, évaluation…). Une fois ce premier stade atteint, on pourrait envisager l’élargissement des objectifs dans le cadre d’une procédure englobant l’ensemble des composantes du développement durable. La seconde approche serait de construire dès l’origine un outil intégré complet des objectifs de développement durable d’une agglomération ou d’un territoire qui serait le stade 2. Sous la responsabilité directe du maire, il permettrait de dégager une véritable stratégie de développement durable.
La future loi française sur l’Aménagement et le Développement Durable du Territoire pourrait accélérer le mouvement et généraliser le stade 2 sans passer par l’étape strictement environnementale notamment dans le cadre des chartes de pays. Dans ce cas il faudra tout de même que la composante environnementale soit réellement présente dans la réflexion, sinon on ne retiendrait du développement durable que le développement en oubliant l’environnement. Cette analyse repose sur des expériences européennes. Pour les pays du sud où l’aspect développement est une priorité la situation pourrait être différente.
Les procédures de consultation et d’implication des populations sont plus courantes dans le domaine de l’environnement que pour les composantes sociales, et plus encore, économiques du développement durable. Dans son avis sur le projet de loi la Commission Française du Développement Durable[23] notait » il ne suffit pas de définir un cadre de concertation pour que celle-ci ait lieu spontanément : des systèmes permanents de soutien, d’information, de formation et de mobilisation de la société civile (ONG notamment) sont nécessaires pour que la participation sociale manifeste pleinement sa créativité et que les points de vue représentatifs des différents acteurs puissent être pris en compte « . Cela donne tout son sens aux actions de sensibilisation, éducation et formation des citoyens, acteurs économiques et de leurs organisations.
Le projet de loi français sur l’aménagement du territoire
La ministre Dominique Voynet, qui dispose pour la première fois en France du double portefeuille de l’Environnement et de l’Aménagement du territoire, a soumis au parlement un nouveau projet de loi sur » l’aménagement et le développement durable du territoire » (LOADT). Il prolonge la loi précédente (dite loi Pasqua) où le développement durable était déjà une référence mais ne faisait pas l’objet de mesures spécifiques.
L’exposé des motifs donne l’esprit de la LOADT : il s’agit de rompre à la fois avec les conceptions dirigistes qui font l’impasse sur l’aspiration des individus à participer à l’élaboration de leur propre avenir et avec les conceptions libérales qui font du marché le seul guide pour le court et le long terme. Pour cela elle propose la mise en place de » réseaux interactifs flexibles qui favorisent l’autonomie des personnes et des petites unités » et de modes inédits de régulation qui organisent la coopération entre les différents acteurs du développement et favorisent l’émergence d’activités pérennes[24]. Les objectifs de la LOADT sont de réduire les inégalités territoriales, de compenser les handicaps territoriaux des zones rurales, de favoriser l’émergence de nouveaux pôles de développement à partir des agglomérations, consolider la décentralisation. Cette loi a été critiquée sous le prétexte qu’elle favorisait les agglomérations. Le fait de reconnaître le fait urbain, et de réfléchir en termes de relations rural/urbain est sans doute nouveau pour la France, mais se situe dans l’esprit des conclusions de la conférence Habitat II. En fait l’opposition rural/urbain est un faux débat. Les territoires ruraux ont besoin de l’accès à certains services seulement assurés dans les agglomérations, et en revanche les espaces urbains ont besoin de s’appuyer sur un environnement rural. Sans doute faudrait-il formaliser des contrats entre ces différents espaces, valorisant les complémentarités et les coopérations.
La loi propose de jeter les bases d’un développement durable par une économie des ressources et de ménagement du territoire, c’est à dire elle propose de ne plus considérer les milieux naturels comme une variable d’ajustement économique, mais comme une ressource à part entière à valoriser ou, au moins, à préserver. C’est un renversement conceptuel qui dérange lui aussi.
Le rôle des institutions est précisé dans la LOADT, mais la nécessaire coopération intercommunale n’est pas formalisée puisque c’est l’objet d’une autre loi proposée par le Ministre de l’Intérieur qui devrait y pourvoir. En revanche, elle s’appuie sur un partenariat entre Etat, qui fixe les règles et veille à l’équité, et les acteurs locaux porteurs de projet. Dans les nouveaux modes de coordination des initiatives publiques et privées, le rôle de la Région est affirmé à l’interface » entre un processus ascendant, nourri de la mobilisation des acteurs locaux, et un processus descendant qui équilibre et intègre au nom de l’intérêt national « .
Le débat sur la loi se produit en parallèle de la négociation sur les Contrats de Plan qui devrait être bouclée à la fin 1999, dans une relation entre l’Etat et la Région, avec une articulation avec les politiques et les financements européens. Cette conjonction d’échéances fait craindre que faute d’une large mobilisation politique l’esprit de la loi ne se retrouve pas dans les projets arrêtés dans les contrats de plan. Des séminaires de formation sensibilisation ont été prévus mais il n’y a pas de cadrage conceptuel et opérationnel de ce développement durable, déclinable de façon concrète.
La loi propose 8 schémas de services collectifs. Elle reprend quatre schémas de la loi Pasqua : 1) enseignement supérieur et recherche, 2) culturel, 3) sanitaire, 4) information et communication. Elle regroupe les anciens schémas transports (schéma directeur routier national, voies navigables, réseau ferroviaire, ports maritimes et infrastructures aéroportuaires) en deux schémas (voyageurs, marchandises) pour améliorer l’intermodalité. Le problème des transports et de la mobilité est sans doute un point clé particulièrement conflictuel. Pour beaucoup d’élus locaux la priorité de l’aménagement du territoire est l’infrastructure routière. La route est parée de toutes les vertus en matière de développement économique. Dans son rapport 1996 la Commission Française du Développement Durable notait : » La richesse du tissu local qui permet un développement endogène, mais aussi une dynamique vis-à-vis de l’extérieur, dépend de nombreuses fonctions d’échanges qui ne sont pas toujours économiques. L’accessibilité matérielle étant largement réalisée sur tout le territoire français, c’est la qualité d’un milieu, la richesse des liens et des rencontres qui s’y nouent, l’accès à certains services publics, qui constituent sans doute les principaux facteurs de développement. Un développement durable du territoire doit donc penser globalement les relations entre ville et espace rural, relations d’échanges immatériels et de services, et échanges matériels par des infrastructures physiques. « [25]
Comme le secteur des transports est responsable de 80% de l’accroissement actuel des émissions de l’Union Européenne en gaz à effet de serre, la technologie (des véhicules sobres) ne suffira pas à atteindre les engagements en matière de climat (diminution pour l’Europe de 8% des émissions en 2010 par rapport à 1990). Il faudra à la fois rééquilibrer les modes vers les transports collectifs et maîtriser la mobilité. Maîtriser la demande de transport conduit à s’interroger sur les causes de la mobilité subie : la répartition des activités. C’est l’organisation des villes qui sera remise en cause par ces contraintes environnementales. Si la loi permettra sans doute un rééquilibrage intermodal, la maîtrise de la mobilité n’est pas envisagée.
Enfin deux nouveaux schémas sont proposés l’un sur l’énergie vise à mobiliser les ressources locales, et le second concerne les espaces naturels et ruraux. L’un et l’autre incarnent le développement durable dans ses dimensions ressources et environnement.
Dernier point de la loi celui des entités pertinentes du territoire. La loi Voynet prolonge la loi Pasqua en reconnaissant la pertinence de l’échelle des pays, tout en les mettant au même plan que les agglomérations. Elle propose de doter les pays de la capacité de mobilisation politique avec des Conseils de développement où seraient élaborées des Chartes de territoire permettant » de fédérer l’ensemble des forces vives du territoire « . En accord avec la conception du développement durable évoquée au-dessus, le projet de loi propose la mobilisation et la consultation des » représentants du monde économique et social et du mouvement associatif « . Cette approche est optionnelle dans les agglomérations qui doivent tout de même élaborer des projets d’agglomération durable. Si les agglomérations devraient être touchées par la loi Chevènement sur l’intercommunalité, les Pays sont de nouveaux espaces définis dans une logique de projet : » Dès qu’il auront élaboré et traduit dans une charte du territoire leur projet de développement durable, les pays – regroupant des communes et des EPCI – pourront contractualiser avec l’Etat et la région dans le cadre des contrats Etats-Région. Afin d’assurer la cohérence de ce nouveau maillage du territoire, les commissions nationales d’aménagement et de développement du territoire examineront si un espace peut être ou non reconnu comme pays « . Cette nouvelle entité, se rajoute au découpage historique français (communal, départemental, national) et des nouveaux niveaux émergeants (structures intercommunales, Régions, Europe), ce qui ravive d’une part la critique sur la surabondance des niveaux institutionnels français, et d’autre part l’inquiétude des élus des niveaux qui se sentent condamnés à long terme (les départements ?).
Les Parcs Naturels Régionaux qui mobilisent déjà 10% du territoire national sur des objectifs de développement du territoire et de préservation de l’environnement sont reconnus dans le dispositif, mais ils peuvent être les grands perdants. Certes ils peuvent se déclarer en pays mais la logique de la construction des pays par la DATAR est celle des bassins d’emplois privilégiant la variable économique, alors que les Parcs Naturels Régionaux sont découpés sur des logiques de massif et d’une identité plus environnementale et sociale qu’économique. A travers les problèmes de découpage se pose le problème des priorités.
Faut-il privilégier des découpages territoriaux fondés sur le pouvoir politique (circonscriptions électorales) des entités administratives, les bassins d’emploi (variable économique) les entités sociales e/ou écologiques (PNR) ? A chaque problème il semble que l’on soit tenté d’introduire une échelle pertinente. La gestion de l’eau par exemple doit tenir compte des caractéristiques hydrographiques. Il faut considérer deux échelles complémentaires de la gestion de l’eau : l’échelle du bassin et celle de la communauté locale. » L’unité fondamentale de la gestion des ressources en eau est le bassin hydrographique ; c’est à ce niveau que l’ensemble des bilans et des politiques peut être mis en cohérence. (…) Pour assurer à long terme l’accès à l’eau pour les usages essentiels et l’équilibre des écosystèmes, il faut partir du terrain, c’est à dire du niveau local où les principes (du développement durable) peuvent être le mieux mis en œuvre. L’intégration des problèmes doit être assurée par de nouveaux mécanismes de gouvernance dans le cadre de communautés locales de l’eau. » [26] La nécessité de coordonner l’Aménagement du territoire et les contraintes de ressources en eau est cruciale dans les pays soumis au stress hydrique. Dans ce cas l’entité territoriale pertinente pourrait être le Bassin (ou le sous Bassin).
Le problème est sans doute plus de savoir coordonner l’action et les relations complexes entre des territoires imbriqués dans une gestion de réseaux et de contrats, que de choisir la logique unique qui permettra de découper le territoire en éléments cohérents et indépendants les uns des autres.
Ce texte de loi facilitera donc la mise en place du développement durable. Mais faute d’une vision globale claire des enjeux du développement durable, on voit mal comment il pourrait inverser les tendances lourdes qui conduisent à la marginalisation de certaines zones et la métropolisation des autres, l’explosion de la mobilité des hommes et des biens, la banalisation des espaces, la dégradation des ressources (eau, énergie, espaces naturels…)… tendances qui sont incompatibles avec les engagements internationaux notamment en matière de climat et de biodiversité.
L’aménagement du territoire rural face à la mondialisation
La réflexion précédente fait jouer un rôle majeur à l’Etat ou la Région, c’est à dire à la puissance publique, comme lieu de coordination de l’Aménagement du Territoire. Or les forces du marché et la mondialisation jouent le plus souvent contre les souhaits politiques affichés. Quelles pourraient être les pistes qui rendraient compatibles le marché et l’équilibre territorial, dans le cadre du développement durable ?
Le développement rural passe par la création de valeur ajoutée et la diversification des produits : » d’autres possibilités d’emploi sur place ou ailleurs qu’à la ferme sont à rechercher et à exploiter : artisanat, utilisation de la faune et de la flore sauvages, aquiculture et pisciculture, activités autres qu’agricoles – industrie manufacturière rurale légère, transformation de produits fermiers, agro-industrie, loisirs et tourisme, etc. « [27]
Le patrimoine local est donc très varié, et il ne s’agit pas d’en considérer les composantes de façon isolée mais d’aborder une approche système. Le paysage est façonné par des pratiques sociales en interaction avec des composantes biogéographiques. L’artisanat traditionnel a utilisé les ressources locales en les valorisant. Les produits agricoles dépendent d’espèces végétales et animales adaptées au milieu… La valorisation par le tourisme de ces spécificités est un moyen d’apporter au territoire des ressources économiques. Mais l’exploitation touristique mal maîtrisée peut détruire ces caractéristiques. Les produits sont en concurrence avec d’autres similaires qui sont produits de façon intensive et peu durable.
Il s’agit donc de préserver ce patrimoine tout en le valorisant. C’est la base du diagnostic du rapport Brundtland pour lequel l’environnement est la base même du développement actuel et futur. La plupart des textes internationaux sur ce thème listent des objectifs mais proposent rarement des approches directement opérationnelles.
Ou bien l’occupation des territoires et la composante qualitative et patrimoniale de ses productions fait l’objet de subventions publiques, ou bien on trouve le moyen pour valoriser dans le cadre du marché ces spécificités. Dans les faits les règles de l’OMC conjuguées à la difficulté croissante des Etats, y compris dans les pays riches, rendent problématique le subventionnement des activités agricoles.
La labélisation de ces produits peut être un moyen d’identification pour les consommateurs et de préservation de ces caractéristiques. Cette labélisation s’avère compatible avec les règles du marché mondial. Dans cette perspective est intéressant de considérer l’expérience française. Initialement mis au point pour l’organisation de la production viticole l’Appellation d’Origine Contrôlée, valorise les qualités spécifiques liées au terroir. Les textes qui régissent la production viticole AOC encadrent le mode de production, les cépages, la délimitation des terroirs et les qualités de vinification. D’autres produits alimentaires peuvent maintenant y prétendre. Le second label est l’IGP (indication géographique) signe de valorisation de l’origine géographique protégée adoptée au niveau communautaire au mois de mai 1992. La France a choisi de conditionner dans son droit national la notion d’IGP, qui est une référence géographique, à des signes de qualité existants, comme le label ou le certificat de conformité.
L’AOC s’appuie sur une relation très marquée au terroir avec une forte typicité, en revanche l’IGP, garantit une origine déterminée de la matière première et une délimitation de la zone de transformation du produit. Certains voient dans l’AOC une réelle composante culturelle voire historique, alors que l’IGP serait plus technicienne.
L’INAO et l’autorité administrative jouent un rôle essentiel pour fixer les conditions d’attribution de ces labels. Mais le dispositif repose aussi sur les professionnels eux-mêmes.
Les agriculteurs et les entreprises qui produisent de la valeur ajoutée sur le territoire peuvent gérer collectivement leurs intérêts en se regroupant. La loi française permet, aux groupements détenteurs d’une AOC ou d’un signe de qualité, de percevoir des cotisations, tout comme les interprofessions.
Ces signes de qualité permettent au consommateur une information sur la qualité des produits, ils évitent les contrefaçons qui nuisent aux produits originaux en orientant le consommateur vers les produits authentiques. Ils permettent de déterminer et contrôler les processus de fabrication dans le respect des traditions et dans le but de garantir une certaine qualité.
La simplicité est une condition du succès des labels. Leur multiplication est un facteur de confusion. La demande des consommateurs de traçabilité des produits est un contexte favorable pour relier l’information de la fourche à la fourchette.
Le terroir base d’un label international
L’ensemble de ces contextes et l’expérience citée devrait permettre de proposer le concept de terroir pour fonder la mise en place d’un ou deux labels internationaux :
- l’un pourrait être comme l’AOC fondé sur une tradition et un enracinement culturel fort
- l’autre rapporté à l’IGP serait lié à un mode de production durable construit autour d’indicateurs.
L’un et l’autre devraient être attaché à un territoire qui ferait l’objet d’un Agenda 21 local.
Dans ce cadre le terroir pourrait recevoir la définition opérationnelle suivante :
» Un terroir est une entité territoriale dont les valeurs patrimoniales sont les fruits de relations complexes et de long terme entre des caractéristiques culturelles, sociales, écologiques et économiques. A l’opposé des espaces naturels où l’influence humaine est faible, les terroirs dépendent d’une relation particulière entre les sociétés humaines et leur habitat naturel qui a façonné le paysage. Considérés d’un point de vue mondial, ils préservent la biodiversité, les diversités sociales et culturelles, ce qui est cohérent avec les objectifs de développement durable.
La mondialisation non maîtrisée des échanges et l’exploitation irraisonnée de ces ressources mettent en péril leur durabilité. La valorisation économique de cet héritage culturel et naturel est possible d’une façon durable par la labélisation et la certification de produits agricoles et alimentaires, la promotion des biens artisanaux et culturels et du tourisme par des mesures qui n’ont pas d’effet direct sur les prix. Ces mesures reposent sur des fondements objectifs qui pourraient faire l’objet d’évaluation par des indicateurs de développement durable spécifiques et sur l’implication et la mobilisation de l’ensemble des parties concernées par le territoire. »
En terme opérationnel il faudrait :
- normaliser des procédures
- mettre en place des organismes de certification sur la base de l’expérience l’INAO et concevoir un dispositif international
- organiser la gestion du label par les producteurs eux-mêmes regroupés en associations financées en partie par une cotisation de leurs membres
- approfondir les critères d’évaluation et d’indicateurs de développement durable pour assurer l’intégration des dimensions sociales, culturelles, environnementales et économiques en mobilisant la communauté scientifique
- intégrer la gestion locale des produits de terroir avec les institutions locales du développement durable dans une logique de projet de territoire (Agenda 21 local)
- approfondir les points communs et les différences entre des labélisations de produits alimentaires, artisanaux, culturels et touristiques
- réfléchir à la mise en réseau des expériences et des couplages tourisme/produits
- identifier problèmes de gestion de ces labels quand le client n’est pas l’utilisateur final.
La mise en place de cette stratégie repose sur une mobilisation des acteurs concernés, par une évaluation de l’image du concept (éviter de donner une image trop passéiste). Il semble que les acteurs susceptibles de faire avancer sur ce thème réflexion et stratégie ne sont pas coordonnés actuellement[28].
Prochaines échéances
Les futures négociations de contrat de plan en France sur la base du développement durable vont faire émerger des expériences méthodologiques intéressantes[29]. L’évolution de la Politique agricole commune ainsi que les nouvelles politiques de développement régional européennes pourraient modifier le cadre de référence de ces politiques.
Le calendrier international sera aussi fertile en réflexions. La 7ème session de la Commission du Développement Durable des Nations Unies d’avril 1999 (CDD-7) portera sur le thème intersectoriel “ modes de production et de consommation ” et le thème secteur économique/ grand groupe sur le “ tourisme ”. La session suivante de l’an 2000 (CDD-8) portera sur le thème sectoriel “ aménagement intégré du territoire ” et le thème secteur économique/ grand groupe “ agriculture ”. Afin de préparer cette huitième session de la CDD les Pays-Bas ont pris l’initiative d’organiser avec la FAO une conférence internationale intitulée “ Caractère multifonctionnel de l’agriculture et des terroirs[30]” en vue de présenter un rapport en novembre 1999 à la Conférence des Ministres de l’Agriculture des Etats Membres de la FAO pour examen et adoption formelle. Ce débat ne manquera pas d’avoir des répercussions sur les négociations de l’OMC de 2002.
[1] Colloque GRET Fondation Hannsseidel, Aménagement du territoire et développement durable : quelles intermédiations ? 11 février 1999, ouvrage collectif sous la direction de Ali Sedjari, éd. l’Harmattan – GRET 1999, 321 p.
[2] Notre Avenir à Tous, rapport de la commission Mondiale sur l’Environnement et le Développement (dite Commission Brundtland), Les Éditions du Fleuve, 1989, traduction française de « Our Common Future » 1987
[3] C’est l’un des trois thèmes mis à l’ordre du jour de la 6ème session de la Commission du développement durable des Nations Unies, New York du 20 avril au 1er mai 1999.
[4] Paragraphe 10 de la déclaration adoptée à Istanbul au Sommet Habitat II en juin 1996
[5] Le programme Agenda 21 (appelé aussi Action 21) signé à Rio en 1992 dit dans section 28.2a : D’ici à 1996, la plupart des collectivités locales de tous les pays devraient mettre en place un mécanisme de consultation de la population et parvenir à un consensus sur un programme Action 21 à l’échelon de la collectivité.
[6] International Council for Local Environmental Initiatives : http://www.iclei.org/iclei/br_fren.htm
[7] ce thème relativement peu présent en 1992 a réellement pris de l’importance avec le lancement par les Nations Unies lors de la CDD4 d’un ambitieux programme d’élaboration d’indicateurs de développement durable.
[8] Agenda 21, Rio juin 1992, § 28.2 a)
[9] Agenda 21, Rio juin 1992, § 28.3
[10] traduit de Local Agenda 21 Survey, A study of respons by local authorities and their national and international associations to Agenda 21, ICLEI en coopération avec United Nations Department for Policy Coordination and Sustainable Development (UNDP-CSD), Special Focus Report, Rio+5 13-19 mars 1997, Conseil de la Terre
[11] » Plans locaux en faveur de la durabilité « , La Charte d’Aalborg, Danemark, 27 mai 1994
[12] » De la charte à la pratique » le plan d’action de Lisbonne, 6 au 8 octobre 1996
[13] La mise en place locale de l’Agenda 21, ICLEI, mars 1997, rapport préparé pour la conférence Rio + 5 du Conseil de la Terre et le Sommet de la Terre + 5 des Nations Unies
[14] Edgar Morin, Anne Brigitte Kern, Terre-patrie, Seuil, Paris, 1983, p176
[15] dans l’édition française de 1989 du rapport Brundtland et même encore aujourd’hui dans certains documents européens qui utilisent simultanément les deux termes
[16] Ouagadougou, 5 décembre 1996, http://www.rfi.fr/Kiosque/Mfi/PolitiqueDiplomatie/051296-1.html
[17] Governance for sustainable human development, a UNDP policy document, 1994 (?)
[18] Pierre Rosanvallon, La politique et le conflit, le Monde 15 16 janvier 1995, p13
[19] Cette commisison formée de 28 personalités de premier plan (Jacques Delors, ou Maurice Strong par exemple) a publié un rapport Appel à l’action, Notre Voisinage Global, http://www.cgg.ch/fr.htm
[20] http://sentenext1.epfl.ch/fph/French.wlproj/eta.html
[21] principe d’amélioration continue : PLAN : engagement de la direction, politique/objectifs; planification et programmes. DO : mise en uvre des dispositions. CHECK : contrôle et audit. ACT : revue du système, efficacité, modification des objectifs, réaction.
[22] Evaluation et méthode de comparaison des Agendas 21 locaux, Florent Breuil, Renate Husseini, Christian Brodhag, Agora 21 Ecole des Mines de Saint-Etienne, Laurent Cogerino, Rônalpénergie-environnement, mars 1998
[23] Commission Française du Développement Durable, MATE, cfdd@environnement.gouv.fr
[24] loi pour l’aménagement durable du territoire extrait de l’exposé des motifs, version provisoire du 26 5 98
[25] Rapport 1996 de la CFDD : 9.1.La relation ville-campagne ne se résume pas au bitume
[26] C. Brodhag, Contribution du Président de la Commission Française du Développement Durable Conférence Internationale Eau et le Développement Durable Paris, mars 1998, Commission du Développement Durable des Nations Unies New-York, avril 1998
[27] Agenda 21 § 14.25
[28] voir le forum de discussion mis en place sur le site Agora 21 : http://www.agora21.org
[29] comme par exemple le Guide méthodologique pour l’analyse des projets locaux en regard du développement durable, Avenir du territoire entre Saône et Rhin, Préfecture de la région Franche-Comté, 1998
[30] L’énoncé en anglais du titre de la conférence, “Conference on the Multifunctional Character of Agriculture and Land”, ou en espagnol, “Conferencia FAO/Paìses Bajos sobre en Caràcter Multifuncional de la Agricultura y la Terra”, gomment la référence au terroir, qui est absent des documents de travail y compris en français (voir sur le site Internet de la conférence au http://www.fao.org/WAICENT/FAOINFO/SUSTDEV/agr99/fr/default.htm).