Mesdames, messieurs, je suis très heureux d’intervenir devant vous, devant tant de compétences assemblées.
Le thème du développement durable acquiert une notoriété croissante et un contenu de plus en plus concret, c’est le résultat d’une politique structurée la Stratégie nationale de développement durable.
Pourquoi une stratégie de développement durable.
Le terme “stratégie” est utilisé pour désigner une démarche visant à déterminer la meilleure façon possible de parvenir à un but global et à long terme. Une stratégie établit les priorités et les objectifs, ainsi que différentes étapes, ou jalons, ou résultats intermédiaires pour les atteindre. Elle doit permettre une bonne allocation des moyens.
Une Stratégie Nationale de Développement Durable (SNDD) est un processus de planification stratégique participatif et récurrent destiné à atteindre, de manière équilibrée et intégrée à tous les niveaux (du niveau national au niveau local), des objectifs économiques, sociaux et environnementaux, dans une perspective d’équité intra- et intergénérationnelle.
Une SNDD est avant tout un cadre stratégique englobant l’ensemble des politiques et stratégies sectorielles d’un pays. Il ne s’agit donc pas d’une stratégie “en plus”, venant s’ajouter aux autres déjà existantes et qui compliquerait encore plus la politique gouvernementale. Elle donne une cohérence grâce à la vision systémique qui doit la sous-tendre.
La SNDD est un processus qui permet une approche interministérielle. Je peux vous parler d’expérience, ce n’est pas l’autorité du délégué qui permet de cordonner les actions des Ministres mais bien la participation des Ministères à l’élaboration d’un document commun.
Je pense que la question posée aujourd’hui pour le réseau santé environnement est de la même nature. Il faut mettre en place un processus de coopération. Par processus on doit comprendre ce que décrivent les systèmes de management, un processus qui repose plus sur la coopération que sur l’autorité.
Nous avons actualisé en novembre dernier la SNDD 2003-2008 pour la rendre compatible avec la nouvelle stratégie européenne de développement durable.
La Santé publique, la prévention et la gestion des risques est un des 7 défis à relever de la Stratégie européenne de développement durable que nous avons repris dans notre Stratégie nationale. L’objectif global est de « Promouvoir une santé publique de qualité et d’améliorer la protection contre les menaces pour la santé » en conduisant notamment une politique de prévention des atteintes à la santé et à l’environnement, coordonnée aux différents niveaux de décisions.
La santé est aussi évoquée dans le chapitre climat dont l’objectif est « Continuer à respecter le Protocole de Kyoto et freiner le changement climatique ainsi que son coût et ses effets néfastes pour la santé et l’environnement. » L’impact sur la santé du changement climatique fait d’ailleurs l’objet du prochain rapport de l’Observatoire National sur le réchauffement climatique (ONERC). Du fait de la multiplication des canicules l’été et des hivers plus doux, les pointes de mortalité vont glisser de l’hiver vers l’été.
La SNDD s’appuie sur un certain nombre de principes et se décline en programmes d’action.
Du côté des principes elle reprend directement un principe de la Stratégie européenne de développement durable à savoir : l’Exploitation des meilleures connaissances disponibles, c’est-à-dire « Veiller à ce que les politiques soient élaborées, évaluées et exécutées sur la base des meilleures connaissances disponibles et à ce qu’elles soient économiquement, socialement et environnementalement saines et d’un bon rapport coûts-bénéfices. »
La Stratégie européenne de développement durable énonce un certain nombre de principes qui ont été introduits dans la Constitution française grâce à la charte de l’environnement.
Je vous rappelle la dualité entre les deux premiers articles balançant droits et devoirs : « Article 1 : Chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Article 2 : Toute personne a le devoir de prendre part à la préservation et à l’amélioration de l’environnement. »
Outre les principes de prévention, de réparation qui élargit le principe pollueur payeur et le principe de précaution que j’évoquerai tout à l’heure, la charte considère trois éléments pour permettre l’exercice de ces droits et devoir, Article 7 l’information et la participation, Article 8 l’éducation et la formation, et Article 9 la recherche.
Toutes ces questions concernent votre réseau.
La Stratégie nationale de développement durable évoque aussi le problème de la mesure :
Parmi les 12 indicateurs de développement durable nous avons retenu l’Espérance de vie en bonne santé, qui est le seul indice où notre pays se place en dessous de la moyenne européenne. Il ne s’agit pas simplement d’évaluer la santé sous le seul angle de la longévité mais aussi de prendre en compte la prévalence des incapacités liées aux maladies chroniques et aux séquelles des affections aiguës ou de traumatismes. Autrement dit, dans une perspective de développement durable, allonger l’espérance de vie en bonne santé devrait être l’une des principales priorités de la France et de l’Union en matière de santé.
Enfin la SNDD se décline en différents programmes d’action qui vous concernent :
Le Plan national santé environnement 2004-2009
Le Plan interministériel de réduction des risques liés aux pesticides 2006 – 2009
Le Plan santé au travail 2005-2009
Je ne vais pas les détailler ici vous les connaissez mieux que moi.
Le nouveau gouvernement devra dès son arrivée lancer l’élaboration de la nouvelle Stratégie nationale de développement durable. Comme elle s’est inspirée de la stratégie européenne, nous pouvons espérer une certaine continuité.
Nous avons lancé la réflexion avec certains établissements publics, dont certains sont présents ici, pour expérimenter la déclinaison à leur niveau de Stratégies de développement durable compatible avec la SNDD et donc la SEDD. Un des groupes de travail du club développement durable des établissements publics mis en place à cet effet, travaille sur l’information et les connaissances. Il convient en effet à mieux préciser, peut être à travers une charte de l’information, les principes et les processus communs, la façon de mettre en place concrètement la convention d’Aarhus et la directive qui en est dérivée et qui contrant les autorités publiques à rendre public les informations qu’elles détiennent sur l’environnement. Les Etablissements publics entrent bien entendu dans le périmètre de cette obligation. La charte élargit indirectement cette obligation au thème santé environnement, et donc aux données épidémiologiques.
Nous devons réellement progresser en France sur la question de l’intégration de l’expertise a la décision publique.
Je me permets de citer de mémoire Philipe Roqueplo qui a très bien décrit le rôle de l’expert : « ce scientifique convié au conseil de prince, mais en démocratie le prince c’est le peuple. »
L’expert doit en effet parler à des publics très différents, avec l’interférence des médias.
Il y a un premier niveau d’information qui relève de la représentation du monde, des paradigmes. Le lien santé environnement est toujours sujet à controverse, une pédagogie est nécessaire. Je me rappelle les débats de la charte de l’environnement. Nous avons essuyé une offensive très forte de l’Académie de médecine suivie de l’Académie des sciences contre l’intégration de la santé et du principe de précaution dans la charte.
Je me rappelle avoir plaidé devant le Président de la République lui-même l’intégration de la santé contre le Président honoraire de l’Académie Nationale de Médecine.
C’est d’ailleurs le président qui a tranché personnellement en faveur du lien santé environnement et du principe de précaution.
Vous me permettrez d’ailleurs de citer un extrait de la pétition qui a été signée par près de 500 scientifiques et qui a permis de rééquilibrer le débat.
« Certaines activités scientifiques permettent de comprendre le monde et d’éclairer les effets de l’action ; d’autres sont davantage orientées vers la transformation du monde et l’invention. C’est par l’équilibre entre sciences éclairantes et sciences agissantes que nos sociétés pourront au mieux gérer les risques et exploiter les opportunités mises en évidence par la science et la technique. C’est enfin un équilibre entre sciences fondamentale et appliquée que les pouvoirs publics doivent soutenir.
Pour faciliter le passage à une action éclairée et responsable de la part de tous et de chacun, notre pays doit renforcer sa base d’informations et de connaissances dans le domaine de l’environnement, comme il a su le faire dans le champ économique après la seconde guerre mondiale. A cet effet :
il doit renforcer la collecte des informations environnementales, dont celles éclairant les relations entre santé et environnement, en offrant des garanties quant à l’objectivité et à la traçabilité des données et à leur accès pour le public ;
il doit renforcer la diffusion des connaissances scientifiques et innover dans les moyens permettant aux citoyens d’interroger la communauté scientifique et de faire connaître à cette dernière leurs préoccupations et leurs questionnements ;
il doit mettre au cœur de la préparation des politiques de prévention et de précaution l’organisation rigoureuse du débat public et d’une expertise scientifique collective compétente, pluraliste, transparente et indépendante sur les grands risques collectifs. »
Parmi les cibles de l’expertise il y a les acteurs économiques ; la vision de l’entreprise est peut être focalisée sur celles qui sont directement touchées par les régulations, celles dont les produits sont visés par les restrictions d’usage et qui s’opposent aux évolutions. Mais le monde économique est divers.
Aujourd’hui au nom de leur responsabilité sociale, certaines entreprises s’engagent. Les motivations sont diverses et bien souvent elles sont plus attachées à préserver leur image, à se préserver des risques de réputation.
Certaines entreprises considèrent tous les coûts qu’ils ont à supporter du fait des mauvaises conditions de travail et d’atteinte à la santé de leur personnel : les coûts directs induits par la réglementation et les sanctions, mais aussi le coût de l’absentéisme, le mauvais climat de travail…
Les organismes financiers, veillent à se préserver des risques financiers induits. L’expérience de l’amiante a été malheureusement une démonstration du coût de la non-action.
Je peux illustrer mon propos par un courrier que je viens de recevoir comme certains d’entre vous d’ADECCO, l’agence d’intérim, une invitation pour participer à un petit déjeuner le 10 mai sur le thème « la santé des salariés est un indicateur de la performance des entreprises : quels rôles et contributions du DRH et du médecin du travail ». Je n’ai pas évalué le comportement socialement responsable de ADECCO et donc mon propos ne doit pas être pris comme une promotion, mais j’ai consulté leur site Internet qui rappelle la définition européenne de la Responsabilité Sociale de l’Entreprise (RSE) « l’intégration volontaire par les entreprises de préoccupations sociales et environnementales à leurs activités commerciales et à leurs relations avec leurs partenaires ».
L’entreprise déclare plus loin « Depuis plus de 15 années, Adecco France s’est engagée dans des actions socialement responsables en faveur de la prévention sécurité au travail, de l’insertion des personnes handicapées, de la lutte contre les exclusions et les discriminations… »
La responsabilité sociale fait l’objet aujourd’hui des notations extra-financières de plus en plus prises en compte par les investisseurs. Des travaux viennent de commencer à l’ISO, le texte qui s’appellera ISO 26000 évoque ces questions.
Il faut sans doute développer un discours particulier vis-à-vis de ces entreprises, notamment sur le principe de précaution. Le SD 21000, les lignes directrices développement durable et responsabilité sociétale de l’AFNOR qui est justement la contribution française aux débats de l’ISO 26000 dit à cet égard : « une entreprise dont une activité ou un produit pourrait être remis en cause par une application ultérieure par les pouvoirs publics du principe de précaution aura intérêt à anticiper et assurer une veille sur les controverses scientifiques en cours, et dans certains cas informer ses consommateurs. Elle pourra ainsi conduire son innovation en s’éloignant des « zones » à risque ».
Je vais achever mon propos, justement sur cette question du principe de précaution.
Comme je vous l’ai dit j’ai été au cœur du débat.
J’avais présidé un groupe de travail sur ce thème il y a plus de 10 ans. Un article a été publié dans les Annales des Mines1 certains éléments restent d’actualité. Je vais en citer un extrait.
« Le principe de précaution implique de se situer selon deux échelles : la première concerne le degré de certitude scientifique, la seconde est liée aux coûts relatifs des mesures d’évitement rapportés aux impacts dus au laisser faire. La notion de coût est ici à prendre au sens large, englobant une évaluation des impacts non-monétarisables, avec l’identification des catégories de populations et de milieux victimes de ces dommages. Cerner le domaine de l’application de ce principe, c’est définir en fait ses trois frontières.
La première est celle qui sépare une conjecture scientifique trop incertaine, celle d’une hypothèse considérée comme crédible sur le plan scientifique. La seconde se situe dans le domaine où l’hypothèse est jugée crédible au niveau scientifique, mais peut concerner des impacts négligeables ou réversibles, pour lesquels il est légitime d’attendre l’observation des problèmes avant d’agir. La troisième frontière est celle qui conduit de la précaution à la prévention quand un problème devient établi scientifiquement.
La difficulté provient du fait que ces frontières sont floues et dépendent de processus socio-politiques complexes. Nos structures politiques et scientifiques ne savent pas maîtriser ce type de situation. Selon l’expression de Jérôme Ravetz, nous devons savoir mettre en place des « régulations politiques dures même quand la science est molle et incertaine ». En effet, si nous savons analyser les problèmes une fois qu’ils se sont produits pour mettre en place des mesures correctives, en revanche nous ne savons pas prévenir des risques différés dont les effets graves apparaissent quand il n’est plus temps d’agir. La société française manque de dispositifs ouverts et de moyens d’écoute reconnus pour anticiper les crises de ce type.
Les approches traditionnelles de la décision publique française dans le domaine de l’environnement partent de l’observation des faits et de leur analyse, et recherchent les attributions ou responsabilités opérationnelles pour décider des solutions à mettre en oeuvre. Sur les problèmes dont il est question ici, il faut passer de ce processus séquentiel à un processus parallèle, et prendre des décisions fermes alors que la connaissance scientifique n’est pas totalement assurée. C’est un véritable défi à la décision politique et à ses relations à la communauté scientifique, donc à la démocratie.
Cette approche procédurale devrait permettre de mieux situer les responsabilités opérationnelles. La communauté scientifique et ses institutions peuvent y apporter leur contribution, si « elles parviennent à mettre sur pied ou renforcer des instances collectives d’expertise placées à une distance suffisante tant des administrations que des milieux industriels et financiers ou des organisations militantes »
C’est avec ces éléments que j’abordais la discussion au sein de la Commission Coppens. Avec Dominique Bourg nous avions défendu, contre la majorité de la commission, la formulation suivante « le principe de précaution selon lequel quand un risque de dommage grave ou irréversible à l’environnement ou à la santé a été identifié, sans qu’il puisse être établi avec certitude en l’état des connaissances scientifiques, l’autorité publique met en œuvre un programme de recherches et prend les mesures provisoires et proportionnées propres à y parer »
La formulation finalement retenue est : Article 5 « Lorsque la réalisation d’un dommage, bien qu’incertaine en l’état des connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible l’environnement, les autorités publiques veillent, par application du principe de précaution et dans leurs domaines d’attributions, à la mise en oeuvre de procédures d’évaluation des risques et à l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage. »
Notre proposition : « met en œuvre un programme de recherches » est plus pertinente que celle du texte gouvernemental proposé aux députés « la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques encourus » est placée après la décision. Ceux ci ont fort logiquement inversé les termes en mettant d’abord l’expertise puis ensuite la décision pour aboutir au texte qui est dans la constitution.
La problématique de l’incertitude de la connaissance se situe dans le domaine de la recherche et non celle de l’expertise des risques. L’objectif poursuivi par notre rédaction était que la décision d’appliquer le principe de précaution par les autorités publiques soit directement liée à la mise en œuvre des moyens de recherche nécessaires pour lever les incertitudes. En accélérant et en organisant la recherche les autorités vont diminuer la durée de l’application du principe de précaution pour passer le plus rapidement possible soit à des mesures en application de principe de prévention (car l’analyse coût/avantage est devenue possible) soit par la levée des mesures qui ne s’avèrent plus justifiées.
L’allocation suffisante des moyens en recherche sur ces questions reste posée. Vous le vivez quotidiennement. Faute de pouvoir s’appuyer sur le texte il faut sans doute évaluer avec précision les domaines où nous avons besoin de recherche. Je ne crois pas trop m’avancer, en disant que l’épidémiologie reste une faiblesse française.
Je me demande si votre réseau ne pourrait pas faire une cartographie des manques de compétences scientifiques, en les mettant en perspective avec nos partenaires, notamment européens. Cela permettrait de donner aux pouvoirs publics une information qui permette d’orienter le budget de recherche publique et donc son intégration dans la LOLF.
Sur le plan de la procédure, je proposais dans mon article de 1997 un schéma progressif en trois étapes : 1/ veille, 2/ vigilance et préalerte, 3/ application du principe de précaution. Je cite : « Il est sans doute possible d’ajouter des niveaux intermédiaires, mais il est important d’établir une progressivité lisible par tous les acteurs concernés, tant médias et citoyens que responsables politiques ou économiques. En effet, quand un problème passe du stade 1 au stade 2, un entrepreneur rationnel va adopter une stratégie de dégagement ou d’innovation puisque ses risques économiques augmentent. En favorisant très tôt la diffusion de cette information, notamment en direction des PME, on peut éventuellement aboutir à des substitutions sans avoir besoin d’une réglementation contraignante. Au stade 3, on considérerait que l’ampleur du risque potentiel ou la connaissance scientifique est suffisante, et que l’action s’impose à tous en application du principe de précaution ou de prévention. »
En proposant cette méthode je m’inspirais des risques nucléaires et de l’échelle sur les incidents dans les centrales. Avant l’échelle, le moindre incident était traité dans la presse comme un Tchernobyl bis, ensuite la communication s’est refroidie.
Ce type d’échelle pour la précaution assurerait une transition lisible et compréhensible entre les niveaux de certitude, et peut être de décliner les bonnes politiques (y compris veille et recherche ) et les bonnes procédures à chaque stade. Elle permettrait de mieux communiquer sur une classe de problèmes, ceux qui font l’objet de controverse et ceux qui sont établis.
Je souhaitais partager avec vous ces quelques réflexions. Bien d’autres questions bien entendu se posent à vous : votre indépendance et la gestion des intérêts des experts, la façon de communiquer avec les médias, la nécessité d’améliorer les connaissances sociologiques des cibles grand public…
Mai j’ai limité mon propos, pour laisser du temps aux échanges.