Le système alimentaire des pays développés traverse des crises à répétition. Les impacts des organismes génétiquement modifiés ou des dopages hormonaux sur l’environnement, sur les écosystèmes, voire sur la santé, opposent les Etats-Unis et l’Europe. La logique du hors sol poussée jusqu’à l’alimentation du bétail par l’industrie du recyclage, depuis les farines animales jusqu’aux déchets toxiques en passant par les boues d’épuration, met en péril le système alimentaire européen.
Dans un cas comme dans l’autre, certaines industries et leurs laboratoires prétendent se substituer aux liens que la production agricole entretient avec les sols, les ressources génétiques et biologiques. La mal-bouffe n’est pas seulement américaine. Dénoncer le symbole McDonald’s a un sens, mais exonère un peu facilement l’Europe.
Sous les pressions de l’Organisation mondiale du commerce, certes, mais aussi en raison de la volonté des autres pays européens de maîtriser les dépenses publiques, s’accumulent des inquiétudes sur la pérennité des financements publics de l’agriculture française.
Dans le cycle de négociations de l’OMC sur l’agriculture, dont la première phase doit avoir lieu à Seattle du 28 novembre au 3 décembre, une stratégie cohérente et efficace doit être opposée au modèle agro-industriel américain. Et ce n’est pas le modèle européen actuellement dominant qu’il faut sauver en priorité.
Seul le développement durable offre aujourd’hui le cadre conceptuel et les institutions permettant de sortir de cette impasse. Sur le plan des concepts, le développement durable propose de réconcilier l’environnement et le développement économique et social, les patrimoines culturels, pour préserver les ressources des générations futures. Il s’appuie sur le principe de précaution qui vise la prudence quand des risques graves et irréversibles sont encourus, ce qui est d’évidence aujourd’hui le cas.
Sur le plan institutionnel, la huitième session de la Commission du développement durable des Nations unies d’avril 2000 devrait porter sur l’aménagement intégré du territoire et l’agriculture. Pour préparer cette échéance avait lieu à Maastricht du 13 au 17 septembre, une conférence de la FAO sur le » caractère multifonctionnel de l’agriculture et des terroirs « . Le titre de la conférence en anglais, » Conference on the Multifunctional Character of Agriculture and Land « , ou en espagnol, » Conferencia FAO/paises bajos sobre el carácter multifuncional de la agricultura y la terra « , gomme la référence au terroir, concept purement français, qui est absent des documents de travail.
Cette rencontre devrait être suivie d’une réunion des ministres de l’agriculture en novembre. Or, malgré ces thématiques favorables, il ne semble pas que la France a envisagé d’y défendre réellement l’agriculture de terroir liée à l’aménagement du territoire. Les combats perdus sont ceux que l’on ne livre pas.
Une autre logique peut être défendue dans ces institutions, pour ouvrir la voie à une agriculture qui retrouverait le sol et ses terroirs. Des dispositions réglementaires, sur la biosécurité notamment, doivent être imposées au nom du principe de précaution.
D’autre part, des labels de qualité et d’origine reconnus au niveau mondial apporteraient des garanties aux consommateurs et valoriseraient les productions de qualité. Les plus ultralibéraux ne peuvent faire valoir aucun argument contre l’information du consommateur.
Les relations entre les territoires de production et le marché mondial sont difficiles. Dans le contexte de l’ouverture des marchés mondiaux, les protections des spécificités locales sont souvent vues comme des pratiques discriminatoires, voire des freins au développement, y compris par les pays du Sud.
Cessons de diaboliser l’OMC dans les préaux électoraux sans proposer dans la négociation les nécessaires mécanismes de maîtrise du marché. Certes, la mondialisation touche de plein fouet les territoires, en mettant en concurrence des espaces aux potentialités différentes, mais il est possible de valoriser les différences et de prendre en compte les contraintes locales pour en faire des atouts.
Les accords multilatéraux de 1994, qui ont débouché sur la création de l’OMC, et, notamment, l’accord sur la propriété intellectuelle, créent le cadre en faisant expressément référence aux indications géographiques. Dans la prochaine négociation, on progressa dans ce sens ou on régressera. Ou bien la France pèse en proposant un modèle agricole durable fondé sur ses atouts, ou bien elle subira, isolée dans son exception.
C’est avant tout un modèle de gestion intégrée du territoire qu’il faut proposer. Le paysage est façonné par des pratiques sociales en interaction avec des composantes biogéographiques. L’artisanat traditionnel utilise les ressources locales en les valorisant. Les produits agricoles dépendent d’espèces végétales et animales adaptées au milieu. La valorisation par le tourisme de ces spécificités est un moyen d’apporter des ressources économiques au territoire, mais l’exploitation touristique mal maîtrisée peut détruire ces caractéristiques. Il s’agit donc de préserver ce patrimoine tout en le valorisant de façon durable par la création de valeur ajoutée et la diversification des produits intégrées dans un véritable projet de territoire.
La labélisation de ces produits (alimentaires, artisanaux et touristiques) peut aider les consommateurs à les identifier et encourager la préservation de leurs caractéristiques. Un label ou une marque peut être compatible avec les règles du marché mondial et, dans cette perspective, l’expérience française reprise dans le droit européen se révèle instructive.
Initialement mise au point pour l’organisation de la production viticole, aujourd’hui élargie à d’autres produits alimentaires, l’appellation d’origine contrôlée, valorise les qualités spécifiques liées au terroir. Les AOC qui régissent la production viticole encadrent le mode de production, les cépages, la délimitation des terroirs et les qualités de vinification.
Le deuxième label est l’IGP (indication géographique), signe de valorisation de l’origine géographique protégée, adoptée au niveau communautaire au mois de mai 1992. D’autres labels produits/territoires ont été mis en place, comme ceux des parcs naturels régionaux, espaces particulièrement pertinents en matière de développement durable.
Ces signes de qualité fournissent au consommateur une information sur la qualité des produits et l’impact des modes de production. Au sein même de la crise actuelle, le contexte reste favorable aux produits labélisés. Les consommateurs demandent la traçabilité. Ils veulent, à juste titre, pouvoir identifier l’origine et les modes de fabrication des produits et juger eux-mêmes de leur propre application du principe de précaution. Ce label de développement durable pourrait faire explicitement référence au concept de terroir décliné avec des variantes pour les zones de montagne ou les zones insulaires.
Un terroir pourrait être défini comme une entité territoriale dont les valeurs patrimoniales sont les fruits de relations complexes et de longue durée entre des caractéristiques culturelles, sociales, écologiques et économiques. A l’opposé des espaces naturels, où l’influence humaine est faible, les terroirs dépendent d’une relation particulière entre les sociétés humaines et leur habitat naturel qui a façonné le paysage. Considérés d’un point de vue mondial, ils répondent aux objectifs de développement durable :
préservation de la biodiversité et des diversités sociales et culturelles.
Voilà un modèle agricole exportable. D’ailleurs, il s’exporte fort bien. Encore faut-il le défendre, faute de quoi nous risquons de le voir disparaître. Voilà un modèle touristique durable, axé sur les patrimoines culturels, culinaires environnementaux. Du reste, c’est lui qui contribue à assurer la première place à la France.
Notre pays a des atouts à faire valoir et pourrait trouver des alliés dans les pays du Sud. L’entretien de la biodiversité des espèces domestiques animales et végétales, véritable réservoir génétique pour les firmes agroalimentaires du Nord, pourrait être valorisé économiquement localement par ce type de label.
Encore faut-il que notre pays croie au développement durable et à la possibilité de mettre en place, au niveau international, des institutions et des régulations environnementales et sociales qui s’imposeraient face à l’OMC. Force est de constater que ce n’est pas le cas pour l’instant.