Le gouffre entre la nécessité de diminuer d’un facteur 2 les émissions mondiales de gaz à effet de serre et le développement économique tiré sans contrôle par la mondialisation économique est propre à donner le vertige. Le diagnostic des scientifiques est très pessimiste, mais céder au discours catastrophiste risque de détourner l’opinion publique de la recherche des solutions, et d’isoler les Cassandres. L’image du syndrome du Titanic qui sert de titre au dernier livre de Nicolas Hulot est sans doute celle qui vient le plus spontanément à l’esprit.
Mais alors que faire ? Le développement durable sert de cadre de réconciliation entre le développement économique et social et les limites de l’environnement. Cela ne veut pas dire que ce que la majorité entend aujourd’hui par «développement durable» résoudra le problème, mais que la posture d’esprit de la recherche des solutions apparaît comme un préalable. Les partisans de la décroissance soutenable ont sans doute objectivement raison, mais ils sont politiquement dans une impasse. Comment en effet, dans un système démocratique, faire campagne sur la régression du niveau de vie et aspirer à une majorité pour mettre en oeuvre une telle politique ? C’est la voie initiale du discours des mouvements de l’écologie politique, mais le jeu politique et médiatique a finalement amené les leader Verts à déserter ce champ. L’absence des députés Verts à l’Assemblée nationale lors du débat sur la charte de l’environnement est d’autant plus symptomatique qu’ils occupaient alors les médias sur le mariage des homosexuels dans une posture délibérément provocatrice.
Il n’y a pas de majorité politique sans majorité culturelle. La question est de faire changer la perception du monde et de la vision du progrès humain. C’est en fait un changement de paradigme. Un paradigme est défini comme un modèle de référence commun à une communauté et à un ensemble de pensées et d’actions et qui leur donne une cohérence. Le paradigme du développement durable implique une nouvelle relation de l’homme avec la nature, une responsabilité vis-à-vis des générations futures, une approche systémique propre à maîtriser la complexité, le dégagement d’espaces de coopération dans un monde dominé par la compétition… Tous ces éléments mis en synergie représentent en effet un véritable paradigme qui se heurte au paradigme dominant de la compétition et de la croissance de la production matérielle. Nous sommes selon l’expression de Lemoigne devant une véritable tectonique des paradigmes : leurs mouvements relatifs les conduits à se heurter violemment et causer de véritables tremblements de terre. La violence du débat sur le principe de précaution a montré que l’on touche à l’essentiel. Mais construire le débat uniquement sur ces failles n’est pas sans doute la fondation la plus stable. Certes la violence des crises à venir (tempêtes, canicules…) conduiront à des changements, mais il sera bien tard et nul ne peut garantir qu’elles soient des crises fertiles et conduisent aux bonnes décisions. Nous sommes donc condamnés à préparer le terrain.
Pour cela nous devons approcher la société comme une organisation apprenante. C’est-à-dire considérer que la pratique collective de l’amélioration continue (discours gagnant/gagnant sanctionné par l’évaluation des progrès et la correction des actions) permettra de changer les visions et les valeurs de cette société. Cette architecture en double boucle est celle proposée par la théorie des organisations apprenantes. La recherche de stratégies gagnantes/gagnantes passe par la construction de systèmes d’information, des opérations de sensibilisation et de formation et la mise en oeuvre de processus qui permettront de trouver ces solutions gagnantes/gagnantes et de les diffuser.
Il faut organiser ce processus pour qu’il puisse modifier la vision du monde, et créer les connaissances et les informations propres à fonder les évolutions les plus profondes et permettre à l’humanité d’assumer ses responsabilités. Le texte de la charte de l’environnement contient la plupart des éléments de ce changement. Mais si la recherche de solutions triplement gagnantes des points de vue environnemental économique et social, le triptyque du développement durable, est mobilisateur, c’est une vision attrape-tout si on ne lui met pas en face des objectifs concrets comme ceux de réduction par 4 des émissions des gaz à effet de serre à horizon de 2050 qui ont été arrêtés dans la Stratégie nationale du développement durable (SNDD).
C’est dans ce cadre de réflexion stratégique que je m’étais investi dans deux chantiers majeurs : le système Mediaterre et le SD 21000. Le premier (www.mediaterre.org) vise à déployer un système de veille coopérative sur le développement durable en français. Il conduit à renforcer des pôles de compétence et de coopération sur le développement durable dans l’espace francophone. Le second est le système de prise en compte du développement durable dans la stratégie et le management des entreprises développé au sein de l’AFNOR et qui est aujourd’hui sur la table de l’ISO dans le cadre des réflexions sur la responsabilité sociétale (RS) des organisations et le développement durable. Ce système permettrait d’organiser les transactions sur les enjeux de développement durable entre les différentes parties intéressées soit le long de la chaîne de la valeur (cycle de vie des produits) ou avec les territoires. Ma nomination comme Délégué interministériel me conduit à me retirer de la gestion de Mediaterre, mais à coordonner la réflexion de l’Etat sur les travaux de l’ISO sur la RSE.
Dans le cadre de cette vision et de ma nouvelle mission, mon premier objectif est d’assurer la mise en oeuvre du programme d’action de la Stratégie Nationale du Développement Durable (SNDD) et de rendre compte de l’avancement des différents plans liés comme le plan climat. La SNDD porte sur près de 600 mesures dont il convient d’évaluer les résultats. C’est l’objectif du rapport sur la Stratégie nationale de développement durable qui sera prochainement publié.
Mais pour en faire une véritable stratégie il faudra hiérarchiser les objectifs. Pour cela nous devrons nous appuyer sur les indicateurs de développement durable, et identifier les éléments critiques pour inverser les tendances contraires au développement durable à long terme. La progression de l’artificialisation des terres et les impacts des transports ou du logement sur l’effet de serre, sont les plus critiques dans la mesure ou les choix actuels donneront encore des effets dans 30 ou 50 ans. Le rapport sur les 45 indicateurs de développement durable qui a été publié cet été devrait servir pour un débat public.Il faudra aussi intégrer le développement durable dans les processus politiques les plus stratégiques comme la Loi organique des lois de finance (LOLF) ou les futurs Contrat de Plan. La LOLF conduira en effet à piloter l’action de l’Etat par objectif, ce changement majeur doit être mobilisé pour atteindre aussi des objectifs… de développement durable. Il faudra utiliser le réseau et les compétences réunies au sein du Conseil National du Développement Durable. Il faudra enfin mobiliser la recherche et des structures de diffusion des innovations. La proposition de créer une CNU ingénierie du développement durable propre à mettre en place les approches transdisciplinaires est un élément clé. Cette proposition faite par le Conseil National du développement durable fera l’objet d’un prochain groupe de travail. La réflexion sur l’après Kyoto devra s’appuyer sur un déploiement de la recherche comme par exemple le projet de bâtiment à énergie positive évoqué dans le plan climat. Sur le plan de la sensibilisation, de la formation et de la diffusion, les bonnes pratiques doivent jouer un rôle. La prochaine édition de la semaine du développement durable permettra de populariser cette vision et faire connaître les pratiques exemplaires et innovatrices.
Christian Brodhag s’exprime ici à titre personnel.