Comme Janus, le numérique a un double visage. Celui qui regarde vers le progrès et celui moins visible, qui semble pour certains tourné vers le monde matériel, d’où il extrait ses matériaux (dont des métaux rares) et son énergie et sur lesquels il a un impact environnemental. Mais Janus est le dieu du passage et de la transition. En fait les transitions numérique et environnementale sont, toutes deux, tournées vers l’avenir. Le visage de l’environnement n’est pas tourné vers le passé.
La question de la convergence de ces deux transitions, qui s’appuient sur des dynamiques différentes, est essentielle. Le numérique est poussé par la technologie, par la dynamique de ses potentialités qui conditionnent sa pénétration du marché. L’innovation environnementale est au contraire tirée par une demande sociale et collective, elle se juge selon des critères pour la plupart hors marché. De nombreuses synergies existent entre le numérique et l’environnement. A toutes les échelles le numérique, l’IT for green, permet l’acquisition et l’usage d’information au service de l’environnement : le bâtiment intelligent maîtrise mieux l’usage de l’énergie, les smartgrids gèrent des ressources énergétiques et leurs usages locaux, les données environnementales participent aux décisions, les sciences des données sont au service l’environnement…
Cependant, le numérique pèse un poids croissant sur l’environnement et sur les ressources, notamment à travers les infrastructures, les fermes de données, les terminaux, les ordinateurs, les téléphones, et les produits.
La synergie entre les deux transitions passe de façon pratique, opérationnelle et stratégique par l’éco-conception, c’est-à-dire « l’intégration systématique des aspects environnementaux dès la conception et le développement de produits (biens et services, systèmes) avec pour objectif la réduction des impacts environnementaux négatifs tout au long de leur cycle de vie à service rendu équivalent ou supérieur. Cette approche, dès l’amont d’un processus de conception, vise à trouver le meilleur équilibre entre les exigences environnementales, sociales, techniques et économiques dans la conception et le développement de produits » (1). Dans cette perspective l’éco-conception est au cœur d’un processus de créativité et d’innovation : l’éco-innovation.
L’éco-conception des infrastructures d’information
L’éco-conception, des infrastructures et des matériels du numérique, permet d’en maitriser les impacts sur tout le cycle de vie. Dans le domaine du climat, les émissions de gaz à effet de serre, dues à la fabrication des biens importés, s’avèrent équivalentes aux émissions sur le territoire français. Ceci a conduit le Haut Conseil au Climat à recommander, pour la maîtrise de l’empreinte carbone dans son ensemble, la mise en place d’un « score carbone » des produits prenant en compte toutes les phases du cycle de vie incluant le carbone émis dans les pays de fabrication. Cela justifie la nécessité de développer une analyse sur le cycle de vie multi-étapes depuis l’extraction de matières premières jusqu’à la fin de vie, en passant par la fabrication, le transport-logistique et l’utilisation.
Cette approche « cycle de vie » ne doit pas être limitée au carbone et à l’énergie, mais prendre en compte, dans une approche multi-critères, l’ensemble des questions environnementales : depuis les ressources dans une logique d’économie circulaire, les impacts sur la santé, le vivant et la biodiversité ainsi que les limites planétaires. L’éco-conception permet d’envisager la rétention de valeur dans l’ensemble de la durée de vie des équipements en diminuant les impacts et en ralentissant les flux, c’est-àdire en luttant contre l’obsolescence, qu’elle soit programmée ou non. La lutte contre l’obsolescence est un des éléments d’une approche plus large, celle des 5R telle quelle est proposée dans le cadre de l’économie circulaire : renoncer, réduire, réutiliser, réparer, recycler. Dans cette logique, l’éco-conception permet d’adopter des solutions, d’imaginer des innovations et des modèles économiques associés à cette performance environnementale globale. Cette approche ne doit pas se limiter aux infrastructures, aux fermes de serveurs du cloud ou aux produits, ordinateurs, téléphones, mais porter aussi sur les organisations et les services qui intègrent le numérique. L’éco-conception des services numériques vise à optimiser le système d’information, le site internet de vente en ligne par exemple. Une optimisation du code logiciel ou de la structure des pages et des affichages conduit à une diminution des flux et des consommations d’énergie. Mais un service numérique n’est pas un service à part entière, il n’est que l’interface du service avec les clients. C’est celui-ci qu’il convient d’évaluer. L’éco-conception des services numériques vise à optimiser le système d’information, alors que l’éco-conception de service va chercher à optimiser l’ensemble du service de vente en ligne, dont le sujet du numérique n’est qu’une partie de l’équation. Cela va donc inclure bon nombres d’autres enjeux au-delà du seul numérique. L’éco-conception et l’évaluation environnementale doivent porter sur l’échelle des produits/ services où le numérique se combine à l’humain, au monde matériel des infrastructures, des appareils et des produits. Chacun de ces composants doivent être éco-conçus, mais c’est aussi l’ensemble du système et de son contexte qu’il convient d’optimiser et donc d’évaluer. La traçabilité impose la gestion et le partage d’informations entre les différents acteurs de la chaine de valeur. Quelle évaluation de la 5G Au niveau global, la question de la généralisation de la 5G aurait dû être anticipée, et faire l’objet d’une véritable évaluation environnementale stratégique (EES). Cette approche, mise en œuvre en amont des plans, des programmes et des politiques publiques vise à évaluer la portée et la nature de leurs effets environnementaux et socio-économiques. Il aurait été nécessaire de mener sérieusement cette évaluation de la 5G. A l’heure où les hauts débits de la fibre se généralisent sur le territoire, la 5G massive est-elle justifiée ? Le débat sur la 5G ne peut se réduire à la caricature, la seule qui permettrait la télé-médecine pour les uns, ou la capacité de regarder des pornos dans l’ascenseur pour les autres. Quand des représentants du monde agricole considèrent, par exemple, que leur champ est leur bureau et qu’ils doivent disposer de la 5G, on sort de la rationalité. Ne pas en disposer ne les transforme pas en Amishs. La couverture complète du monde rural par la fibre et l’élimination des zones blanches de la 4G suffiraient sans doute largement aux usages envisageables. C’est l’adéquation des moyens aux besoins qui doit être la règle, et non la fuite en avant.
Du fait des controverses, l’autorité de régulation des télécom, l’ARCEP, vient de créer à l’été 2020 une plateforme de dialogue sur la durabilité.
Outre les approches multicritères et multi-étapes sur le cycle de vie classiques en écoconception, une approche multiscalaire plus large permettrait d’envisager les effets rebonds et les augmentations de consommation et d’impact global liée à la diffusion de solutions elles-mêmes individuellement vertueuses en termes d’environnement. Les innovations dans le numérique doivent ainsi faire l’objet d’une éco-conception à tous les niveaux qui permette d’améliorer la performance environnementale et valoriser les ressources renouvelables. Dans cette logique de création de valeur l’éco-conception s’avère rentable en transformant une charge/contrainte en un facteur d’innovation et en permettant de maîtriser les transitions numérique et environnementale.
(1) Norme NF X 30-264 Management environnemental – Aide à la mise en place d’une démarche d’éco-conception, 2013