Christian Brodhag Délégué Interministériel au Développement Durable
Propos recueillis par Anne Bauer et Julie Chauveau pour les Echos le 31 mai 2006
https://www.lesechos.fr/2006/05/christian-brodhag-changer-les-mentalites-591359
Le gouvernement a élaboré en 2003 une stratégie nationale du développement durable. Y a-t-il un suivi de ces travaux ?
Oui. La stratégie nationale du développement durable, adoptée pour la période 2003-2008, fait l’objet d’un suivi régulier. Un état des lieux annuel est dressé, qui fait le point sur les dix programmes d’actions définis par la stratégie : climat, quotas d’émission, biodiversité, gestion des forêts tropicales, déchets, voitures propres, insertion et cohésion sociale, santé-environnement, air, bruit. Déclinée en une centaine d’objectifs, cette stratégie du développement durable peut sembler compliquée, mais, de fait, c’est le document de référence qui doit orienter les engagements des entreprises, des collectivités locales et des administrations.
Un réel engagement réclamerait un Etat exemplaire. Que fait l’administration pour se conformer aux exigences du développement durable ?
Toutes les administrations sont appelées à se conformer à la stratégie nationale du développement durable. Rappelons l’article 6 de la Charte de l’environnement, adoptée en mars 2005 : « Les politiques publiques doivent promouvoir le développement durable. A cet effet, elles concilient la protection et la mise en valeur de l’environnement, le développement économique et le progrès social. » Le gouvernement a nommé dans chaque ministère un haut fonctionnaire du développement durable. Mais il en va pour l’Etat comme pour les entreprises. Il ne suffit pas de nommer des directeurs du développement durable, mais il faut un véritable engagement de la direction…
L’Etat doit faire ce qu’il dit et ce qu’il demande aux autres de faire. Il y a pour cela un programme « Etat exemplaire dans la SNDD ». Ainsi, le Code des marchés publics permet depuis 2004 de prendre en compte des critères environnementaux et sociaux. Mais il faut du temps pour que ces critères entrent dans les mœurs. Des guides ont été réalisés pour les responsables des achats publics avec des explications produit par produit sur l’écoresponsabilité, une formation spéciale sur l’achat durable a été mise en place, et l’Ademe aide les administrations à faire des bilans énergie, déchets, eau. Toutefois, on ne peut pas combler d’un seul coup les retards culturels. En dépit de progrès, la pression du « toujours moins cher » reste un frein. D’autant plus que la règle de l’annualité budgétaire favorise plutôt le court terme que le long terme : ainsi un agent d’entretien peut hésiter à acheter des ampoules basse consommation, plus chères à l’achat que des ampoules classiques, mais moins chères à moyen terme. De ce point de vue, la LOLF apporte des avancées en matière de responsabilisation des acteurs et de prise en compte du long terme.
L’Etat avait promis de s’équiper de voitures électriques pour montrer l’exemple pour le développement des voitures propres. Il ne s’est rien passé. Comment réclamer aux citoyens des efforts qu’on ne s’applique pas à soi-même ?
C’est le risque avec les nouvelles technologies. Les performances des voitures électriques n’étaient pas optimales et ont déçu les administrations qui les ont expérimentées.
A présent, les administrations se sont engagées à acheter des véhicules faiblement émetteurs de carbone. Mais je suis surpris de voir l’attachement symbolique à la voiture dans Paris, y compris dans l’administration. Ne pas avoir sollicité le chauffeur et la voiture de fonction auxquels j’avais droit a suscité des réactions surprenantes, même au ministère de l’Environnement ! Tant que le rang dans la société se mesure à la taille de la voiture, on ne changera pas le comportement des consommateurs !
Au-delà de cette anecdote, il faut reconnaître qu’il n’est pas si facile d’aller vers le développement durable. Nous savons qu’il faut diminuer nos émissions de gaz à effet de serre d’un facteur 4 d’ici à 2050 pour réellement peser sur l’évolution du climat. Ce qui suppose d’engager un immense chantier de réhabilitation nationale du logement, pour mieux isoler au moins 400.000 unités par an et diminuer ainsi la consommation d’énergie. Un tel chantier sera bénéfique non seulement pour l’environnement, mais aussi pour l’emploi, l’économie nationale, la valorisation patrimoniale, et pour les citoyens dont les charges diminueront. Pourtant, on avance lentement. Le dialogue est engagé avec la Direction de la construction, mais les organismes HLM restent encore réticents.
Il faut trouver l’ingénierie financière qui permettrait de répartir les dépenses de façon juste entre le propriétaire, qui investit, et le locataire, qui bénéficiera de la réduction de la facture énergétique. Ensuite, l’Etat doit donner un signal clair. Le succès dépendra alors de l’engagement de nombreux acteurs.
Mais combien de temps peut-on attendre ?
Le discours précède l’action, c’est une constante. Rapports, études, réunions, on peut à juste titre avoir l’impression de verbiage. Mais rappelez-vous, il y a dix ans, très peu de personnes se préoccupaient de l’effet de serre. Ensuite, après la signature du protocole de Kyoto en 1997, les Français pensaient que grâce à leur énergie nucléaire, ils n’auraient pas beaucoup d’efforts à faire. Or, aujourd’hui, tout le monde a compris que la route à prendre est celle d’une diminution par quatre de nos émissions, comme l’avait affirmé l’ancien Premier ministre Jean-Pierre Raffarin lors de l’adoption de la loi d’orientation sur l’énergie. Ce « facteur 4 » correspondrait à une diminution de nos émissions de 3 % par an alors que celles du transport augmentent actuellement de 2 % par an !
Des groupes de travail avec les entreprises ont été montés au ministère de l’Ecologie et du Développement durable, et, par exemple, un pôle d’entreprises de la logistique étudie la création de Bourses d’échange pour mieux remplir leurs camions. De son côté, l’administration a elle aussi changé : les contrats de projets Etat-région ne concernent plus la route, mais privilégient l’intermodalité, et il est envisagé que pour tout projet d’aménagement du territoire, on réclame un bilan carbone. Par ailleurs, les énergies renouvelables ont décollé depuis trois ans, et l’Agence de l’innovation industrielle a fait des économies d’énergie un dossier clef. Peu à peu, un ensemble de réflexions tire dans le même sens, même si, évidemment, la mise en oeuvre des préceptes du développement durable n’est pas assez rapide.
On a souvent l’impression que le développement durable n’est qu’un slogan. Est-il réellement pris au sérieux ?
Il commence à l’être. Les programmes d’action et les outils de pilotage existent, mais il faudrait enclencher la vitesse au-dessus. Comme aux Pays-Bas par exemple, où le gouvernement a sommé toutes les administrations de parvenir très vite à 100 % d’achats responsables. Toujours aux Pays-Bas, le gouvernement a créé un service d’une quarantaine de personnes pour suivre le nouveau marché des permis d’émission de carbone, afin de s’assurer qu’il alloue aux entreprises les bonnes quantités de permis d’émission. En France, la Mission interministérielle sur l’effet de serre compte à peine 10 personnes. Alors que la question carbone va peser de plus en plus lourd dans l’économie et orienter une bonne part de l’innovation et de la compétitivité. Cela montre à quel point l’enjeu du développement durable, c’est d’abord un changement de mentalité.
Il faut donc éduquer. Qui enseigne le développement durable ?
Un programme important a été mis dans l’éducation scolaire, mais dans les établissements d’enseignement supérieur, c’est trop et trop peu à la fois. C’est trop, car les formations spécialisées sur l’environnement ou le développement durable ne débouchent que rarement sur un métier. C’est ainsi que des docteurs en écologie sont nommés gardes dans les parcs nationaux ! C’est trop peu, car rares sont ceux qui ont intégré les cours sur le développement durable dans le cursus de toutes les études : architecture, économie, gestion, droit, etc. L’association Entreprises pour l’environnement va lancer une enquête pour tenter d’avoir une vision prospective des besoins en emplois dans l’environnement, cela pourra éclairer le débat.
Le développement a ses indicateurs, comme la croissance du PIB. Mais comment mesurer le développement durable ?
C’est une vraie question qui fait l’objet de batailles idéologiques féroces. Derrière les indicateurs se profilent des visions du monde. L’Insee est très réticent à utiliser des indicateurs globalisés. Alors que, depuis longtemps, des travaux importants ont été réalisés autour de l’indice du développement humain du Programme des Nations unies pour le développement et autour de l’empreinte écologique popularisée par le WWF. Plus de 220 publications scientifiques concernent actuellement cette empreinte écologique. Pourquoi cette réticence des économistes ? Parce que le concept les choque. Dans la théorie économique classique, tout est substituable. Or, avec l’empreinte écologique, on part du principe qu’on ne peut remplacer les ressources naturelles par des seules ressources financières.
D’autres travaux intéressants ont été menés sur l’évaluation des écosystèmes pour tenter de chiffrer les services qu’ils rendent à l’homme. L’Evaluation du millénaire sur les écosystèmes a ainsi chiffré quelque 25 services rendus par la nature, ce qui permettrait évidemment de parler de PNB complètement différents selon les pays. Mais ces travaux choquent cette fois-ci de nombreux défenseurs de la biodiversité. « La nature n’est pas une putain », s’est par exemple écrié l’un de principaux experts français à la publication du rapport. Globalement, les scientifiques français, cloisonnés dans leurs disciplines, sont sous-représentés dans les groupes de travail internationaux sur ces thèmes, et c’est dommage.