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Les évolutions du cours du pétrole sont trop souvent commentées sur les seuls plans conjoncturels et politiques. Pourtant des aspects structurels plus profonds, des tendances lourdes qui affectent le long terme, expliquent souvent le comportement des acteurs à très court terme. C’est la gestion de la rareté de la ressource, technique ou politique, qui a longtemps expliqué le prix du pétrole. Or les contraintes attendues sur les ressources semblent plus lointaines que les contraintes envisagées aujourd’hui pour la lutte contre l’effet de serre. Limiter les émissions de CO2, c’est créer une rareté, sur le plan économique. L’exploitation des « puits de carbone » a bien des points communs avec l’exploitation des puits de pétrole. Jadis on parlait de « pétrodollars » demain il y aura un marché de « carbodollars »1. Dans cet article nous allons explorer ces similitudes.
Le marché du pétrole est fondamentalement lié aux ressources disponibles pour chacun des acteurs : les pays de l’OPEP, les compagnies et les pays consommateurs. Les premiers ont accès à des ressources bon marché, les seconds exploitent des pétroles dans des zones plus difficiles et donc plus coûteuses (Figure 1). La diversité des coûts n’empêche pas d’avoir sur le marché un prix unique du pétrole, ce qui crée deux types de rentes. La rente relative est la différence avec le coût du pétrole marginal, elle est due aux aléas naturels. La rente absolue est la différence entre le prix du marché et le coût du pétrole marginal, elle est plus spéculative. En réduisant leur production les pays de l’OPEP font rentrer en production des pétroles marginaux plus coûteux, ce qui augmente le prix du pétrole et augmente leur rente. Mais les pays de l’OPEP ne peuvent jouer de cette stratégie que dans les périodes où ils fournissent une part importante du marché mondial.
Figure 1 : les rentes dégagées par le marché pétrolier2
(les coûts techniques sont ceux de 1995 et sont exprimés an $1995/baril)
Les pays consommateurs de leur côté ne disposent que de l’arme technologique pour explorer et produire dans des zones difficiles à des prix plus acceptables. La Figure 2 montre que le coût du pétrole marginal (Alaska, Mer du Nord, mers profondes) a considérablement diminué entre 1985 et 1995, ce qui a expliqué en partie la modération des prix.
Figure 2 : production pétrolière mondiale et coûts de production3
Trois types d’acteurs se partagent les rentes pétrolières : pays producteurs, compagnies et pays consommateurs. Les pays producteurs et les compagnies s’approprient les rentes minières, les compagnies pétrolières la rente technique et enfin certains pays consommateurs la rente fiscale (en France la TIPP).
Le protocole de Kyoto qui devrait conduire les pays développés et en transition à réduire globalement de 5% leurs émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2010 est un engagement lourd de conséquences sur les consommations d’énergie. Les capacités de diminution des émissions (abattement) ou les stockages (puits) de gaz à effet de serre (GES) sont des véritables ressources, dont on discute le mode de répartition et d’exploitation. Mais le débat sur ces ressources « négatives », les permis d’émission, est plus complexe que celui des ressources pétrolières. Comme le pétrole n’a jamais été considéré comme un bien public mondial, il est géré par le marché au gré des rapports de forces et des cartels. En revanche la capacité d’absorption des GES par l’atmosphère est considérée comme un bien public justifiant une intervention politique organisée au niveau mondial (la Convention sur les Changements Climatiques). Les « carbodollars » sont plus difficiles à gérer que les « pétrodollars », et d’autant plus difficiles que la notion de marché de permis d’émission heurte certaines susceptibilités idéologiques.
pays où sont effectués les économies de GES
mécanismes et articles du protocole
types et objectifs
OCDE et pays en transition qui ont des engagements sur leurs émissions (annexe 1)
mise en œuvre conjointe (article 6)
projets technologiques réduisants les émissions de GES
échanges d’émissions (article 17)
marché d’échanges de permis d’émission de GES
pays du sud sans engagement de réduction (non annexe 1)
MDP : mécanisme de développement propre (article 12)
sur projet pour « aider les parties ne figurant pas à l’annexe 1 à parvenir à un développement durable et à contribuer aux objectifs de la convention »
Tableau 1 : les 3 mécanismes de flexibilité de protocole de Kyoto (CCCC COP3)
La mondialisation de la gestion des gaz à effet de serre sera encouragée par les mécanismes de flexibilité de Kyoto. Il s’agit de gisements d’économies qui ont des coûts variables selon les pays. Le coût d’une réduction de 1% par an du taux de croissance moyen des émissions de GES, en $ de 1995 par tonne de carbone non émise en 2010 coûte4 80$ dans l’Union européenne, 52$ dans les économies dynamiques d’Asie, 40$ au Brésil, 39$ au Japon, 35$ aux Etats-Unis et dans les Pays exportateurs de pétrole (OPEP), 23$ dans les Pays en transition, 7$ en Inde et seulement 3$ en Chine.
Ces différences de coût dégagent des rentes de la même façon que les différences de coût de production de pétrole. Une grande partie du débat actuel porte sur la contribution des pays en développement, grâce au MDP (Mécanisme de Développement propre), et notamment l’apport des forêts (LULUCF : land use and land use change and forestry), qui permettraient de séquestrer du carbone à des coûts très faibles, mais sans garantie à moyen et long terme. La Figure 3 tente d’illustrer la problématique, il ne s’agit que d’ordre de grandeur puisque les quantités, proposées en ordonnée, font partie de la négociation qui a échoué à La Haye, et comme il n’y a pas de marché du carbone actuellement on ne sait pas estimer les coûts réels marginaux de production et surtout le prix auquel s’établira le marché du carbone. L’expérience du marché du soufre aux Etats-Unis a montré que le prix s’établissait bien au-dessous des estimations qui précédaient la mise en place du système. Au moment de la mise en œuvre de la législation en 1995 les prix d’élimination du soufre se situaient entre 350 et 1000 $/tonne, certaines estimations évoquaient un prix de 1500 $/t, les transactions ont eu lieu à un niveau plus faible entre 62 et 170 $/tonne et les diminutions d’émission ont été plus rapides que prévu5.
Nous avons situé ici le prix du marché du carbone au-dessus de celui des Etats-Unis et en dessous de celui de l’Union Européenne, dans cette situation c’est paradoxalement les Etats-Unis qui peuvent être exportateurs de droits et l’Europe acheteur. En fait les Etats-Unis souhaitent exploiter le plus possible les possibilités offertes par les pays en développement et les pays en transition, à des coûts qui sont inférieurs à leurs propres coûts d’abattement.
Figure 3 : rentes d’économie de rejet des GES6
Mais les mécanismes de Kyoto sont de deux natures différentes. Le marché des permis (le plus critiqué) conduit à laisser le marché afficher un coût directeur du carbone unique au niveau mondial. En revanche la mise en œuvre conjointe et le MDP sont liés à des projets. Le coût de la réalisation technique de ces projets étant plus bas que le prix du marché, la question est de savoir qui empochera la différence (la rente). “ Les contraintes que l’on mettra à la contribution de ce mécanisme au développement durable des pays du sud permettront à ces pays de s’approprier eux aussi une part de la rente générée entre le coût brut d’abattement particulièrement faible chez eux et le prix du marché des permis. Les Etats Unis souhaitent limiter cette rente et l’affecter aux entreprises par le système du marché. Les Etats européens souhaitent capter cette rente au profit de leur budget. Quels que soient les champs idéologiques et politiques de référence, il s’agit sur le plan économique de créer et répartir une rente7.”
Il y a là un paradoxe. La dotation initiale des permis d’émission, calculée sur la réduction de 1990 à 2010, a moins choqué que la création d’un marché des permis d’émissions (improprement appelé marché des droits d’émissions) pourtant elle est inéquitable car elle accorde une prime aux plus gros pollueurs de 1990 (les Etats-Unis rejetaient deux fois plus de gaz à effet de serre par habitant que la France). De même le Mécanisme de Développement Propre qui fonctionne sur la base de projets (pour peu qu’on exclue la facilité apparente des plantations forestières) paraît idéologiquement plus acceptable que le marché des permis. Pourtant il transfère la rente aux pays du Nord qui investissent. On pourrait interpréter différemment l’article 12 du protocole de Kyoto qui propose que le Mécanisme de Développement Propre aide « les parties ne figurant pas à l’annexe 1 à parvenir à un développement durable », et concevoir un système où une partie de cette rente aille réellement financer le développement durable des pays du sud.
L’Europe est axée sur l’outil fiscal. La France, par exemple, met en place une écotaxe (la TGAP) en partie affectée aux 35 heures. Il s’agit bien là de créer une rente fiscale au profit du pays consommateur. Or l’efficacité environnementale doit être l’objectif et la ressource fiscale une conséquence. Il faut donc encourager et aider les acteurs concernés à modifier leur comportement pour moins payer, et non les prendre en otage en générant une rente fiscale. D’une façon générale, une part de la fiscalité énergie doit être affectée aux politiques et mesures de mutation de notre système économique. Ceci ne contrevient pas au principe pollueur-payeur. En effet quels que soient les mécanismes retenus, en accompagnement des politiques fiscales et réglementaires, il faudra mener des programmes ambitieux de recherche développement et de diffusion de technologies basse consommation d’énergie ou utilisant les énergies renouvelables. C’est la voie explorée par les Etats-Unis qui souhaitent disposer des technologies clés dans ce domaine.
Enfin retrouvant une influence sur le marché pétrolier, les pays de l’OPEP souhaitent se dégager une rente importante, politiquement justifiée par le consensus croissant sur une énergie chère.
Cette approche sous forme de rente a l’intérêt de révéler où sont les intérêts des parties en présence. Par rapport à la scène pétrolière, une nouvelle catégorie d’acteur est introduite : les pays du sud. Le problème est de trouver une répartition qui soit équitable (critères éthiques et politiques) et efficace pour répondre au problème de l’effet de serre et de l’accès aux ressources, notamment pour financer la mutation technologique et industrielle qui sera nécessaire au Nord et le développement (durable) essentiel au Sud. Il faut faire un pont entre les acteurs de l’énergie et ceux du climat, et entre les institutions internationales (Commission du développement durable d’un côté et Convention sur les changements climatiques de l’autre), ce qui est loin d’être le cas, chacun continuant à raisonner de façon isolée dans son propre contexte.
Mais la diminution de 5% des émissions par les pays développés dans le cadre du protocole de Kyoto qui paraît si douloureuse aujourd’hui, n’est que le prélude à une diminution de 60% qui est recommandée pour stabiliser les concentrations dans l’atmosphère. Plus on tardera à négocier dans nos pays sur des procédures acceptables socialement et économiquement plus les ajustements seront douloureux.
Christian Brodhag, Directeur de Recherche, Ecole des Mines de Saint-Etienne, mars 2001
notes :
1 Christian Brodhag, Le Monde, Kyoto et le retard français, 5 novembre 1997
2 Les coûts techniques sont tirés de Energie 2010-2020, CGP, rapport final de l’atelier “Le contexte international”, 1998
3 cité dans réf. 2
4 Simulation du modèle GREEN, OCDE, 1995, cité par Serge Lepeltier, Maîtriser les émissions de gaz a effet de serre : quels instruments économiques ? Rapport d’information 346 (98-99) – Délégation du Sénat pour la planification
5 Emissions exchange corporation, cit in More clean air for the buck : lessons from the U.S. acid rain emissions trading program, Environmental Defense Fund, Daniel J. Dudek & All, november 1997
6 coûts d’après Simulation du modèle GREEN, OCDE, 1995, cité par Serge Lepeltier, Maîtriser les émissions de gaz à effet de serre : quels instruments économiques ? Rapport d’information 346 (98-99) – Délégation du Sénat pour la planification. En abscisse les quantités se veulent illustratrives et sont arbitraires (proportionnelles aux émissions de l’Union européenne, Etats-Unis et Pays en transition). Les chiffres évoqués par le Comité économique de la « Global Climate Coalition » (industriels opposés à toute réglementation), dans « The impact of Kyoto protocol mai 2000 », sont d’un prix des permis en 2010 entre 60 et 110$ pour 40% des mesures domestiques au Etats-Unis, et donc 60% de recours aux outils de flexibilité.
7 Christian Brodhag, Effet de serre et prix à la pompe, Le Monde 9 septembre 2000