La simultanéité des manifestations sur le prix des carburants et les réunions des experts de la Convention sur les changements climatiques à Saint-Etienne et Lyon est loin d’être fortuite. Les évolutions du marché pétrolier sont trop souvent commentées sur les seuls plans conjoncturel et politique, en ignorant des aspects structurels plus profonds. Se focaliser de façon myope sur l’actualité et le court terme nous fait ignorer les tendances lourdes qui affectent le long terme, mais dont l’anticipation explique en partie le comportement des acteurs à très court terme.
Le protocole de Kyoto qui devrait conduire les pays développés et en transition à réduire globalement de 5 % leurs émissions de gaz à effet de serre entre 1990 et 2010 est un engagement lourd de conséquences sur les consommations d’énergie. Ce fait n’a échappé ni aux pays développés ni aux pays producteurs de pétrole. Il faut rapprocher la situation actuelle de celle qui prévalait en 1973 lors de la première crise pétrolière. Le contexte politique de l’époque était marqué par les réflexions du Club de Rome sur les limites de la croissance et par la conférence des Nations unies sur l’homme et l’environnement (Stockholm, 1972).
La prise de conscience des limites des ressources conduisait à leur donner une valeur nouvelle : le prix « équitable » mais aussi efficace à long terme ne pouvait se limiter au seul coût de l’extraction. Les pays qui renfermaient ces ressources pouvaient plus légitimement les gérer à long terme que les compagnies pétrolières. Ce contexte politique a permis que, prenant prétexte du conflit israélo-arabe, les pays de l’OPEP nationalisent les ressources et augmentent le prix du pétrole. Le développement de ressources alternatives (mer du Nord et Alaska, notamment), des substitutions d’énergie, voire les économies d’énergie et les hausses trop élevées imposées par l’OPEP en 1978-1979, ont conduit à une stabilisation des consommations de pétrole, à la diminution du recours au pétrole de l’OPEP et donc à l’érosion du pouvoir politique de ce cartel, puis à l’effondrement des prix, et pour une quinzaine d’années.
La guerre du Golfe et l’éviction du marché du grand producteur irakien n’ont pas suffi pour réveiller durablement les prix. Aujourd’hui, sur fond de reprise économique, le débat climatique donne une nouvelle légitimité politique à des hausses de prix pour limiter des émissions, soit par le biais d’outils du marché, soit par la fiscalité.
Or, depuis son origine, le marché pétrolier international est dominé par trois acteurs majeurs : les pays consommateurs, les compagnies pétrolières et les pays producteurs. Le surcoût qui ne correspond pas au prix réel de production crée une rente que chacun de ces trois acteurs tente de s’approprier. Les capacités de diminution des émissions ou les stockages (puits) de gaz à effet de serre sont des véritables ressources, dont on discute le mode d’exploitation, aujourd’hui à Lyon et en octobre à La Haye. Mais le débat sur ces ressources « négatives », les permis d’émission, est plus complexe que celui des ressources pétrolières. Les carbodollars sont plus difficiles à gérer que les pétrodollars.
En effet, dans le débat sur les changements climatiques, ce sont les Etats qui négocient en première ligne, mais les clivages classiques Nord/Sud ne permettent pas de décrire la subtilité des rapports de force. Au Nord, l’Union européenne et les pays du parapluie, sous la houlette des Etats-Unis, s’opposent sur leurs conceptions respectives des rôles de l’Etat (politiques et mesures) et du marché (permis d’émission). Au Sud, les positions de l’Association des petits Etats insulaires (Aosis), premières victimes des changements climatiques, s’opposent aux pays de l’OPEP partisans de ne rien faire, sous l’arbitrage d’un autre clivage : celui des pays les moins avancés qui veulent disposer de dispositions particulières plus avantageuses que les pays en émergence.
Le gisement d’économies potentielles des pays du Sud doit-il être exploité dès maintenant grâce au mécanisme de développement propre ou doit-on exclure dans la première période d’application des engagements de Kyoto les projets qui fixent à long terme l’usage des terres et le couvert forestier des pays du Sud ? Les contraintes que l’on mettra à la contribution de ce mécanisme au développement durable des pays du Sud permettront à ces pays de s’approprier eux aussi une partie de la rente générée entre le coût de l’économie d’une tonne de carbone, particulièrement faible chez eux, et le prix du marché des permis. Les Etats-Unis souhaitent limiter cette rente et l’affecter aux entreprises par le système du marché. Les Etats européens souhaitent capter cette rente au profit de leur budget. Quels que soient les champs idéologiques et politiques de référence, il s’agit sur le plan économique de créer et répartir une rente. Mais la diminution de 5 % des émissions par les pays développés dans le cadre du protocole de Kyoto, qui paraît si douloureuse aujourd’hui, n’est que le prélude à une diminution de 60 % qui est recommandée pour stabiliser les concentrations dans l’atmosphère, comme vient de le rappeler à Saint-Etienne le président du groupe des négociateurs africains, Mamadou Honadia.
Plus on tardera à négocier dans nos pays sur des procédures acceptables socialement et économiquement, plus les ajustements seront douloureux. L’Etat ne peut pas durablement payer deux fois : baisser la fiscalité et dédommager les victimes des sinistres climatiques (comme les forestiers après la tempête de décembre). L’écofiscalité n’est pas un cadeau fait aux Verts sur des fondements politiciens, mais bien une nécessité pour tenir les engagements de la France et surtout pour contribuer à résoudre l’un des défis majeurs du XXIe siècle.
Mais l’efficacité environnementale doit être l’objectif et la ressource fiscale une conséquence. Il faut donc encourager et aider les acteurs concernés à modifier leur comportement pour moins payer, et non les prendre en otage en créant une rente fiscale. Il faut donc que la taxe soit supportée par celui qui a la capacité de décision et, en bout de chaîne, le consommateur final, et non par un seul maillon. Qui plus est, l’efficacité politique recommande d’éviter le maillon qui a la plus grande capacité de négocier en paralysant le pays.
En revanche, il ne peut être accepté, comme vient de le faire le gouvernement, de revenir sur la politique de croissance à long terme des prix des carburants. Mais les conditions de mise en oeuvre doivent être soigneusement négociées, et les à-coups du marché lissés sans perdre le cap.
Les pêcheurs, les transporteurs, les agriculteurs… supportent les prix sans pouvoir les répercuter dans le prix de leurs produits, alors que compagnies pétrolières et Etats producteurs et consommateurs empochent le fruit des hausses. Ce n’est pas politiquement tenable. Il faut permettre de répercuter instantanément les hausses des produits pétroliers sur les chargeurs en identifiant le prix de l’énergie dans les devis et la facture. Ce prix pourrait ainsi être révisé et les hausses comme les baisses répercutées de façon automatique sur les donneurs d’ordre. Il n’y a aucune fatalité à ce que la nécessaire hausse du prix des transports, et la rente associée, ne bénéficient pas aussi aux transporteurs. Ils pourraient avoir droit aussi à une part de ladite rente, à condition que cela permette de restructurer la chaîne logistique dans son ensemble. D’une façon générale, une part de la fiscalité liée à l’énergie doit être affectée aux politiques et mesures de mutation de notre système économique.
Quels que soient les mécanismes retenus, en accompagnement des politiques fiscales et réglementaires, il faut mener des programmes ambitieux de recherche-développement et de diffusion de technologies basse consommation d’énergie ou utilisant les énergies renouvelables. Les agriculteurs pourraient se passer de pétrole en utilisant comme carburant le biogaz ou l’huile brute de colza plus ou moins autoproduite. Un système volontariste de transport combiné pourrait bénéficier aux conditions de travail et à l’économie de la profession des transporteurs. Dans le domaine de la logistique urbaine, des transports collectifs de marchandises, véritable service public d’agglomération, permettraient d’optimiser les livraisons, système que l’explosion de la vente par Internet va certainement rendre nécessaire. Une marine de pêche à voile bourrée d’électronique est sans doute plus viable à long terme qu’une flotte consommant des produits pétroliers. L’organisation des villes devrait permettre la maîtrise de la mobilité. Il faut imagination et ambition.
On ne fera pas l’économie d’un discours politique clair et partagé. La présence en France des négociateurs de la Convention climat est l’occasion de sensibiliser nos concitoyens français sur cet enjeu vital pour nous et les générations futures. C’est l’affaire de tous et non de quelques boucs émissaires.