Réflexion sur les réseaux
En préambule nous allons considérer certains des objectifs de cadrage du colloque[[Extrait du document de cadrage du Colloque international sur Économie de l’Eau & Développement Durable : Quelle gouvernance ? Ouagadougou, 5 – 7 avril 2004]] qui propose « la création d’un espace de rencontre, dans le cadre d’une approche interdisciplinaire et transversale, à des spécialistes en sciences sociales et en sciences dures, aux acteurs du développement pour partager leurs informations, échanger leurs expériences, leur vision et leurs attentes, l’intégration de « l’économie » à la problématique de l’eau comme préoccupation d’ensemble en vue de cerner les moyens et les outils pour parvenir à une conciliation entre les objectifs de prospérité économique et l’utilisation et la conservation durables de la ressource ». Nous pouvons identifier dans ce texte quelques mots clés : rencontre, interdisciplinaire, partage d’informations, intégration, conciliation… sur lesquels nous nous proposons de réfléchir.
Pour cela il est nécessaire de faire un détour théorique vers la sociologie de l’innovation[[Michel CALLON, Bruno LATOUR Réseaux technico-économiques et irréversibilités, in Les figures de l’irréversibilité en économie, sous la direction de Robert BOYER, Bernard CHAVANCE, Olivier GODARD. Paris : Editions de l’EHESS, 1991]]. Cette discipline considère que le succès d’une innovation dépend plus de la construction d’un « réseau technico-économique convergent » que de la seule performance technique.
La notion de convergence considère la construction d’un espace unifié à partir d’éléments jusque là incommensurables au sein de réseaux d’acteurs divers (public, privés, scientifiques…) ou réseaux hybrides. Une correspondance s’établit entre des problèmes, des enjeux, des conceptions, relevant de répertoires qui étaient séparés. « La notion de convergence est destinée à saisir le degré d’accord engendré par une série de traductions, et par les intermédiaires de toutes sortes qui les opèrent, en même temps qu’elle permet de repérer les frontières d’un réseau technico-économique »[[ Yannick RUMPALA, Thèse de docteur en science politique de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris, 21 décembre 1999 p.211 ]] les membres du réseau doivent donc partager le même langage alors qu’ils sont issus de cultures et de références différentes. Ce langage quand il réussit génère un paradigme c’est à dire un mode d’approche commun des problèmes. Le développement durable appliqué à l’eau fait partie de ces thèmes qui doivent rassembler des acteurs d’horizons très différents.
Si la performance et le coût restent des variables fondamentales, la construction des réseaux abaisse les coûts de transaction et facilite la diffusion des bonnes pratiques ou des techniques. Il s’agit de construire un tel réseau qui permette de renforcer les capacités individuelles et collectives propres à assurer l’initiation et la diffusion de l’innovation.
Le management de la demande en eau, les technologies appropriées et les pratiques liées mobilisent un plus grand nombre d’acteurs que les infrastructures traditionnelles d’offre (barrages, forages, conduites de transport et de distribution) et rendent encore plus nécessaires la construction de tels réseaux.
Les relations entre les acteurs impliquent toujours des rapports de force politiques ou économiques, c’est-à-dire se fondent sur la compétition. En revanche le développement durable et la gestion des biens publics, comme l’eau, impliquent des coopérations. Cet équilibre entre compétition et coopération est sans doute une des composantes essentielles du développement durable.
Or la coopération c’est à la fois agir ensemble et échanger des informations. L’agir ensemble relève du champ de la gouvernance[[ce thème de la gouvernance sera traité dans un autre atelier]], et le renforcement de capacité traite plus des aspects cognitifs et des échanges d’information et de connaissances. Selon l’analyse esquissée ici, la capacité doit permettre à la fois de mobiliser des expériences et des savoirs et organiser les échanges d’informations dans des réseaux hybrides. Elle est à la fois individuelle (la capacité des individus et des composantes du réseau) et collective (la capacité à coopérer et échanger). Ces éléments forment le cahier des charges d’un système d’information que nous cherchons à construire.
Mais la gouvernance implique, elle aussi, des échanges d’information comme le montre la définition suivante : « Dans le contexte du développement durable on considère que la gouvernance est un processus de décision collectif n’imposant pas systématiquement une situation d’autorité. Dans un système complexe et incertain, pour lequel les différents enjeux sont liés, aucun des acteurs ne dispose de toute l’information et de toute l’autorité pour mener à bien une stratégie d’ensemble inscrite dans le long terme. Cette stratégie ne peut donc émerger que d’une coopération entre les institutions et les différentes parties intéressées, dans laquelle chacune exerce pleinement ses responsabilités et ses compétences. »[[ Extrait dictionnaire du développement durable, Christian BRODHAG, Florent BREUIL, Natacha GONDRAN, François OSSAMA, AFNOR éditions, mars 2004]] On pourrait même parler de gouvernance éclairée pour qualifier un processus de gouvernance dans lequel on se préoccupe aussi du partage de l’information, des connaissances et de l’apprentissage collectif qui se déroule pendant la négociation.
Quelles architectures de réseau ?
La figure 2 propose les différentes structures de réseaux. Ceux ci peuvent soit favoriser un type d’approche descendante qui distribue l’information d’origine centrale (a), soit une approche ascendante pour laquelle l’information remonte du terrain (b). Cette dernière approche est souvent parée de toutes les qualités, notamment de pertinence et de légitimité…
Or le problème de Hume, selon Popper, montre qu’il est impossible d’inférer des normes générales à partir du comportement particulier des individus, c’est-à-dire que malgré les approches ascendantes les niveaux supérieurs (états ou organes internationaux), disposent d’un avantage pour sélectionner ce qu’ils jugent comme pertinent. C’est pourquoi la communication horizontale et les échanges de connaissances et d’expériences au sein de réseaux (c) permettent de produire des normes au sein des variabilités locales des comportements et des conventions. Ce processus permet de valider et généraliser des expériences qui ne sont pas comprises par les niveaux supérieurs. Dans cette architecture le noyau du réseau n’a plus à traiter l’information, mais il joue un rôle d’animateur et de facilitateur qui participe du renforcement de capacité des membres du réseau. Les réseaux technico-économique évoqués au-dessus fonctionnent selon cette troisième méthode.
Quelles connaissances ?
Les innovations dans le domaine de l’eau ne se limitent pas à une simple technique, mais touchent des processus plus profonds, des systèmes sociotechniques pour lesquels les aspects culturels notamment sont essentiels. Il est donc nécessaire de considérer les savoirs nécessaires pour une gestion durable de l’eau.
La figure 3 tente une cartographie de ces connaissances. Par diagnostic expert (1) on entend des savoirs le plus souvent disciplinaires qui ne visent pas à modifier le réel mais à l’observer, il s’agit de science « éclairante ». L’ingénierie technique et socio-technique (2) vise au contraire à résoudre des problèmes, il s’agit d’une science « agissante » qui devrait être orientée par la demande. Enfin les savoirs sociopolitiques (3) ne sont pas issus de la communauté scientifique mais des administrations ou des associations.
Les savoirs 1, 2 et 4 sont légitimisés par la communauté scientifique, c’est-à-dire une évaluation par les pairs, alors que les savoirs 3 tirent leur légitimité de processus politiques ou sociaux et de leur utilité finale. Ces deux logiques induisent des tensions, mais il apparaît essentiel de faire dialoguer le 2 et le 3 qui sont deux approches différentes visant la même chose : la résolution de problèmes.
Quel système d’information ?
C’est avec l’arrière plan des réflexions précédentes que les objectifs du système Médiaterre ont été définis[[Les détails sur Médiaterre et le cadre de sa gouvernance peuvent être trouvés sur le site www.mediaterre.org]]. Ce système vise à créer un espace mondial de travail et de coopération en langue française sur le développement durable, donnant accès en français aux éléments pertinents des débats internationaux liés au développement durable. Il vise à assurer la diversité des informations par un système de gestion la plus répartie possible en mettant en place un système de veille coopérative qui s’appuie sur le renforcement de la capacité en matière d’Internet de partenaires gérant des centres de compétences et de ressources sur le développement durable et la diffusion des connaissances notamment issues de la recherche.
Ce projet vise indirectement à contribuer à la réduction de la fracture numérique Nord/Sud en favorisant les espaces de coopération régionaux et Sud/Sud, en s’appuyant sur un système simple et fiable, rapide à charger, développé en logiciel libre[[Ce logiciel développé par Vincent Gilfaut de Agora 21 a été appelé SagiTerre]]. Ce système est fondé sur la gestion de dépêches qui sont accessibles par des portails géographiques ou thématiques mais aussi par différents accès listés sur la figure 4.
Le système permet à des auteurs répartis dans l’Internet de rédiger des dépêches qui font des liens vers des ressources (rapports, initiatives, cas…). Ces dépêches sont modérées par des correspondants accrédités sur des profils spécifiques. A l’inverse le système permet aux utilisateurs d’être référencés comme lecteur et disposer d’une interface personnalisée ne leur donnant que les dépêches correspondant à leur profil d’intérêt, voire de les recevoir par courrier électronique. Un profil est composé d’une combinaison de portails thématiques ou géographiques ou des thèmes spécifiques sur un portail donné.
L’objectif du présent séminaire est de constituer un réseau pour animer un portail spécifique sur l’eau avec des correspondants dans les différentes régions de la francophonie. Ce réseau à constituer pourra faciliter la diffusion d’informations pertinentes pour les membres du réseau : technologies, méthodes, cas modélisés, bonnes pratiques, projets pilotes, procédures… L’utilisation de l’Internet permet l’animation du réseau à un coût bien plus faible que l’organisation de colloque et séminaires au niveau international. Sans s’y substituer, il permet d’en réduire le nombre. Les centres de ressource et les compétences ainsi mobilisées sont en contact direct avec le terrain et assurent la collecte et la diffusion de l’information auprès des acteurs et des populations locales.
Conclusion
En conclusion nous pouvons donc proposer deux pistes d’action.
La première est la constitution d’un réseau socio-technico-économique d’innovation sur l’eau qui s’appuie sur un approfondissement de la réflexion ébauchée dans l’article : mener une réflexion conceptuelle sur le champ couvert, identifier les compétences (individus, centres d’excellence), mettre en place une veille partagée. La constitution formelle d’un tel réseau permettra de consolider les financements y compris en faisant appel à la coopération décentralisée
La seconde est l’organisation et le déploiement du système d’information : ouvrir un site portail www.mediaterre.org/eau, intégrer les informations dans les sites des partenaires, mettre en place des outils coopératifs, approfondir le travail terminologique (dictionnaire, thésaurus…).