Claude Fussler – Le collectif d’experts réunis par l’IEPF pour formuler l’Avis sur les voies spécifiques au monde francophone pour une transition vers des modes de consommation et de production durables s’est rapidement accordé sur les recommandations principales. En effet, tous les concepts, les pistes d’actions et les instruments d’incitation leur semblaient déjà bien définis et débattus. Par contre, ils ont déploré l’énorme déficit de mise en oeuvre par les politiques. Ils ont également estimé que l’on attend trop des initiatives et des partenariats volontaires qui ont eu peu d’impact réel jusqu’à présent. Quant à vous, voyez-vous des raisons d’espérer un changement dans le proche avenir ?
Farid Yaker – Face aux tragédies du SIDA, des catastrophes naturelles, des conflits non résolus et de la menace terroriste, le monde a-t-il la tête à se pencher sérieusement sur la durabilité des modes de production et de consommation? Les pays du Sud, préoccupés par la lutte contre la pauvreté et la recherche de stabilité politique, ont-ils les moyens de s’opposer à la dégradation, souvent irréversible, de leur base de ressources et de l’environnement global de la planète?
Et pourtant, il est clair que la non-prise en compte, au Nord comme au Sud, de la nécessité de modifier en profondeur nos modes de production et de consommation (MPC) ne fera qu’exacerber les tensions et les problèmes actuels tout en accroissant les risques graves encourus par la planète et en réduisant le patrimoine légué aux générations futures. Il est donc nécessaire de s’attaquer conjointement, et de manière déterminée, aux déséquilibres sociopolitiques et à la non-durabilité des modes de production et de consommation.
Dans cette optique, les États ont un rôle essentiel à jouer en réformant en profondeur le cadre réglementaire et fiscal en vue de permettre, notamment, l’internalisation des coûts environnementaux; en intégrant l’impératif de changement des MPC dans toutes leurs politiques sectorielles, en réaffectant des dépenses, notamment militaires, en faveur d’activités permettant de réduire l’empreinte écologique des pouvoirs publics, des entreprises et citoyens; en adoptant de nouveaux indicateurs mesurant les niveaux de découplage entre PIB et croissance économique, d’une part, et exploitation des ressources naturelles, d’autre part.
Il est tout aussi nécessaire de mettre les entreprises face à leurs responsabilités et d’amener ces dernières à modifier leurs pratiques et processus de production et à s’engager sur des objectifs chiffrés et vérifiables de réduction de leurs impacts écologiques.
Les politiques de coopération doivent également intégrer l’objectif de changement des MPC tout en privilégiant les programmes susceptibles d’agir de manière simultanée sur les problématiques sociales et environnementales.
L’ampleur des défis auxquels nous faisons face exige la mise en commun des énergies et l’établissement de partenariats opérationnels et conséquents entre les différentes familles d’acteurs concernés. Parmi ces acteurs, un effort particulier doit être fourni pour permettre aux associations et ONG de jouer leur rôle d’aiguillon et de certification des changements de MPC, de sensibilisation des décideurs et du grand public, de suivi des médias ainsi que de laboratoires d’idées et de pratiques innovantes.
Abdeslam Dahman Saïdi – Il est difficile pour un observateur du Sud de garder un optimisme raisonnable face aux tendances actuelles, installées durablement par la logique de la globalisation des échanges économiques mondiaux. Depuis Johannesburg, aucun signe tangible d’un début de changement effectif des modes de production et de consommation dans les pays du Nord et encore moins dans les pays du Sud n’autorise un quelconque optimisme pour l’horizon des cinq prochaines années. Bien au contraire, l’émergence économique récente de la Chine (dont le système politique était, pour certains pays du Sud, porteur d’une véritable vision allant au-delà d’un développement économique «à tout prix») vient renforcer et alourdir encore plus cette tendance internationale. Ce pays ramené progressivement au respect des normes économiques dominantes s’est trouvé au centre de trois flux amplificateurs:
(i) la délocalisation d’une part importante de la production internationale appelée par la disponibilité d’une main-d’œuvre qualifiée, disciplinée et peu onéreuse,
(ii) l’implantation de nouvelles unités de production multinationales destinées à la consommation interne d’un marché en pleine expansion et
(iii) le développement rapide d’une capacité propre de production d’une performance sans précédent capable d’exporter dans le monde entier une manufacture de qualité technologique de plus en plus appréciée.
Ceux qui prétendaient que le véritable espoir pour les pays du Sud résidait dans le fait que leur développement durable, partant de très bas, pouvait autoriser un greffage progressif mais structurant de nouveaux modes de consommation et de production, doivent revoir la simplicité et la linéarité d’une telle vision optimiste. D’autant plus que de nombreux pays émergents rêvent devant les chiffres macroéconomiques de la Chine et ne demandent pas mieux que d’enfourcher le même modèle.
Claude Fussler – Donc, votre constat rejoint celui de l’Avis. Chacun a une responsabilité incontournable, urgente. Mais où est l’évidence d’une mobilisation ?
Christian Brodhag – Je ne suis pas fondamentalement optimiste car je considère que l’ampleur et la vitesse de la montée des problèmes sont bien supérieures à la vitesse de diffusion des solutions. Mais ce qui peut donner espoir c’est l’accélération de la prise de conscience et l’expérience accumulée.
Aujourd’hui, les problématiques liées au développement durable commencent à être largement connues. Depuis que le changement climatique est observé et que la responsabilité de ce changement est attribuée aux activités humaines par la plupart des scientifiques compétents, la mobilisation ne ralentit pas. Mais la prise de conscience se fait sous l’angle du catastrophisme qui n’est finalement pas mobilisateur et a du mal à se traduire par une mise en oeuvre concrète. Autre raison d’optimisme : en une quinzaine d’années nous avons largement avancé dans l’identification des solutions et des acteurs sur lesquels il faut faire porter la responsabilité du changement. À Rio, la communauté internationale pensait faire porter les efforts sur les États et les institutions multilatérales. Cinq ans après, la même communauté, tirant un premier bilan, fait aussi porter l’accent sur le rôle des entreprises. À Johannesburg, enfin, la responsabilité des consommateurs est identifiée et les modes de production et de consommation sont abordés comme un tout.
Nous avons aussi des représentations du monde plus mobilisatrices: l’empreinte écologique ou la notion de services écologiques telle qu’établie par l’évaluation des écosystèmes pour le millénaire.
Farid Yaker – Je partage l’avis de Christian Brodhag selon lequel nos problèmes s’accroissent plus vite que les solutions que nous tentons de mettre en oeuvre. J’ajouterais que les rapports de force ne sont pas encore en faveur de ceux qui plaident pour des mesures draconiennes seules à même de préserver notre planète. Je suis par contre plus mitigé sur les motifs d’optimisme avancés par Christian Brodhag. Il me semble également que nous ne pourrons avancer sur ces questions si nous ne prenons pas en compte les énormes déséquilibres Nord-Sud, d’une part, et l’influence prépondérante des multinationales, milieux financiers et autres lobbys industriels, d’autre part, qui freinent et s’opposent à la mise en oeuvre de politiques, pratiques et règlements favorables à une remise en cause des modes de production et de consommation dominants.
Monique Barbut – Changer nos modes de consommation et de production requiert une modification des comportements tant individuels que collectifs qui implique un travail de longue haleine basé sur une prise de conscience des risques d’un scénario tendanciel. La question des modes de production et de consommation durables ne sera pas dernière nous dans cinq ans. Cependant, de mon point de vue, la prise de conscience accrue des gouvernants, des entreprises et des citoyens et les changements d’attitude que nous commençons à observer indiquent que nous sommes sur la bonne voie, bien que le chemin qui nous reste à parcourir demeure long et tortueux. Le défi qui est le nôtre aujourd’hui est de traduire de bonnes intentions en actions concrètes dans le cadre de projets et initiatives aux résultats tangibles et mesurables.
Farid Yaker – Mais c’est aussi, je le répète, un défi de rééquilibrer les rapports de forces.Au Sud et à l’Est, l’appétit de consommation est énorme pour les 4 milliards de personnes dont le niveau de vie est encore bien loin des standards occidentaux. Les gouvernements du Sud ainsi que les populations sont avant tout préoccupés par l’accroissement du revenu national même si ceci occasionne des choix de développement non durables et des dégradations irréversibles des patrimoine biologique et culturel (artificialisation du littoral, perte de terres arables, non-maîtrise de la croissance urbaine avec les conséquences que l’on connaît sur l’accroissement des violences urbaines, la santé, la pollution, etc.).Très souvent les choix des États sont faits sans prise en compte de l’avis d’autres acteurs nationaux tels que les ONG locales qui sont souvent marginalisées, voire réprimées, et sans que les institutions financières internationales et organismes de coopération ne pèsent de tout leur poids pour infléchir les politiques publiques (ex. : exploitation du bois tropical, promotion du tout automobile au détriment des transports publics et du rail, absence de soutien aux énergies renouvelables, etc.).
Au Nord, et malgré, il est vrai, une prise de conscience croissante, les intérêts économiques à courte vue continuent de primer et de freiner les évolutions nécessaires des cadres fiscaux et réglementaires ainsi que des modes de production et de consommation. En France, dans un pays se disant mobilisé dans la réduction des émissions de gaz à effet de serre, un projet de loi prévoyant de taxer les véhicules 4×4 (dont les ventes sont en nette augmentation) a été remisé en juillet 2004 sous la pression du lobby automobile. De manière plus générale, les cadres fiscaux des pays du Nord n’intègrent toujours pas l’objectif de découplage, de réduction de l’empreinte écologique et d’application du principe pollueur payeur. Bien au contraire, de nombreuses subventions et détaxations anti-environnement continuent de subsister dans les domaines du transport aérien lui aussi en pleine expansion (kérosène), ou terrestre (diesel) de l’agriculture où le modèle productiviste entraîne une utilisation excessive de pesticides et de fertilisants, de l’aide à l’irrigation qui favorise la salinisation des sols.
Monique Barbut – Les difficultés sont nombreuses, mais les éléments pour promouvoir une culture de changement sont actuellement réunis. Le catastrophisme ne nous permettra pas de progresser. Un optimisme béat non plus. Une première raison d’optimisme réside dans la sensibilisation accrue du public et des citoyens aux problématiques de développement durable qui est, sans nul doute, l’un des moteurs de la transparence dont les gouvernements et les entreprises privées doivent désormais faire preuve. Cette prise de conscience, largement stimulée par les technologies de l’information et de la communication, rend plus difficile, pour des entreprises ou pour des pouvoirs publics, l’adoption délibérée de pratiques non durables. La dénonciation du travail des enfants sur lequel certaines multinationales fermaient les yeux est un exemple de cette prise de conscience et de la mobilisation des consommateurs que doivent prendre en compte les entreprises et les pouvoirs publics. Les répercussions sur la santé de certaines décisions prises dans les quarante dernières années au mépris de la santé humaine, comme l’amiante ou le tabac, conduisent aujourd’hui à la mobilisation des citoyens qui demandent des comptes à leurs gouvernants ou aux entreprises.
Une deuxième raison d’optimisme s’appuie sur ce que j’ai pu observer dans le cadre du processus de Marrakech. Après trois premières années de travail, l’implication croissante des gouvernements et la véritable volonté de travailler ensemble au niveau international qui s’est dégagée me semblent être une autre raison d’espérer. La première phase de consultations régionales qui est maintenant achevée a montré une réelle appropriation par les gouvernements des problématiques de la consommation et de la production durables et a permis de faire de ce processus une réalité vivante dans certains pays et dans les différentes régions du monde. Toutefois, si le processus me semble être en place d’un point de vue international, les résultats concrets ne sont pas encore au rendez-vous, et il convient maintenant de s’y atteler sans relâche.
Pour ce faire, il faudrait que ces problématiques ne soient pas cantonnées à la seule sphère environnementale. Faire de la consommation et de la production durables un objectif de l’ensemble des ministères dans les pays, qui soit intégré de manière horizontale dans les objectifs nationaux, et notamment dans le cadre de stratégies nationales de développement durable, me semble une priorité.Pour contribuer à cet objectif, le PNUE a engagé un projet pilote visant à intégrer la consommation et la production durable de manière concrète dans les stratégies de réduction de la pauvreté. Par ailleurs, lors de la réunion d’octobre 2005 au Costa Rica qui nous a permis de faire le point des avancées du processus de Marrakech, un processus a été initié avec les agences d’aide et les bailleurs bilatéraux et multilatéraux visant à développer conjointement des pistes d’action pertinentes afin d’intégrer de la manière la plus efficace cette question cruciale.
Claude Fussler – Mais comment pourrait-on aller encore plus vite pour répondre à la fois à l’impatience de développement du Sud mais éviter ce développement coûte que coûte que décrit Farid Yaker ?
Christian Brodhag – Il est urgent de créer une dynamique de diffusion, d’amplification et d’accélération des expériences et des idées les plus probantes. C’est une démarche ouverte et apprenante pour laquelle le processus d’appropriation change les valeurs et les représentations. En fait, le plus important est de changer les représentations du monde et des raretés réelles, le sens qu’il faut donner au mot progrès. Ces échanges doivent privilégier le niveau régional, entre des acteurs placés dans des situations comparables.
Il faut passer à une prise de conscience active, qui déclenche une action aussi bien chez les décideurs politiques que chez les citoyens. Cela concerne les informations mais aussi l’action.Tous les processus concrets, par exemple le tri des déchets, ont une double vocation, celle de valoriser la matière et celle d’engager une activité concrète qui facilite cette prise de conscience active.
Enfin, les pouvoirs publics locaux, nationaux et internationaux sont aussi des acteurs économiques à la fois comme gestionnaires directs de services publics, ou indirects en élaborant les cahiers des charges lorsqu’ils les ont délégués, et comme consommateurs avec les marchés publics.
Ce volet économique peut être un moteur de pratiques et d’achats écoresponsables. Les pouvoirs publics doivent mettre en accord leur dire et leur faire, et ne pas se limiter à dire le droit.
Farid Yaker – Loin de diminuer les inégalités sociales entre le Nord et le Sud et à l’intérieur des pays tendent également à s’accroître. Face à ces défis, la voie de la conscientisation active me semble insuffisante pour inverser les tendances en cours. Des moyens sont à dégager et des mesures sont à prendre très rapidement pour accroître et amplifier les mécanismes de solidarité et de lutte contre les inégalités internes et Nord- Sud. Des dispositions fiscales et réglementaires sont à prendre pour réduire nos empreintes écologiques et mettre les différents acteurs (qu’il ne suffit pas d’identifier) face à leurs responsabilités.
Parallèlement, une réflexion de fond doit nous aider à faire émerger de nouveaux modes de vie, de partage et d’utilisation des ressources, plus respectueux de l’environnement et garants de la cohésion sociale. Il est plus que jamais urgent de remettre en cause nos modèles productivistes mesurés par l’indicateur roi de la croissance économique pour mettre au coeur de nos préoccupations le bien-être des populations et le respect de nos équilibres naturels.
Abdeslam Dahman Saïdi – Dans un contexte de mondialisation, les conditions critiques pouvant garantir un début de changement ne peuvent être que globales et supranationales. Globales, car l’action doit être à la fois politique, économique et éducative. Ces actions internes doivent nécessairement s’accompagner d’un arsenal légal international régulant les rapports entre pays et posant un cadre supranational sans lequel les actions nationales, même globalisées, restent inefficaces. La proposition d’une prise de conscience active, qui déclenche une action aussi bien chez les décideurs politiques que chez les citoyens a montré ses limites pratiques, notamment dans l’affaire Francorchamps quand, en janvier 2003, le parti Vert belge vote le «non» à l’exception à la loi interdisant la publicité du tabac proposée pour maintenir le Grand Prix de Formule 1 de Francorchamps. Cinq mois plus tard, Ecolo est passé d’un score électoral de 20% réalisé en 1999 à moins de 6%, ce qui a sonné la fin de sa participation au Gouvernement. La suppression de cette course et donc d’une activité économique fondamentale pour une région vulnérable est l’expression directe d’un lobbying international qui a eu à court terme le dernier mot. Le courage d’une telle décision sera probablement payant à long terme et c’est bien l’absence d’accords internationaux relatifs à un sujet de santé publique dont l’urgence de règlement est admise par tous qui a réduit ses effets à très court terme.
Monique Barbut – Parmi les conditions critiques de réussite de la transformation de nos modes de consommation et de production, c’està- dire des fondements de notre société, l’enjeu est bien celui de la volonté politique, sociétale et individuelle de traduire cette prise de conscience dans la réalité par des initiatives concrètes.
Le rôle des gouvernements et des États est absolument crucial à cet égard, dans la mesure où il leur revient de mettre en place les dispositifs législatifs et réglementaires indispensables à toute évolution d’ampleur. Certains pays se sont engagés dans des initiatives et des adaptations de leur législation, notamment dans le domaine du recyclage et des déchets, et j’espère que ce mouvement va s’amplifier.
La deuxième condition critique réside pour moi dans la modification et l’adaptation des outils économiques afin qu’ils puissent promouvoir le découplage et provoquer les changements nécessaires, en particulier les dispositifs de taxation, afin qu’ils évoluent vers un système qui prenne en compte la durabilité et le mode de production. Le décalage entre le prix et le coût d’un produit et son impact environnemental est en effet considérable. L’incitation économique à de bonnes pratiques ou la taxation de pratiques de production, de distribution de produits dont la fabrication, la diffusion, le conditionnement sont effectués au mépris d’un processus respectueux de l’environnement constituerait un pas décisif vers la modification de nos modes de consommation et de production. Il s’agit-là pour notre système législatif et économique de prendre en compte l’évolution des problématiques de nos sociétés et de se moderniser afin d’internaliser les priorités d’aujourd’hui et les besoins de demain.
Le développement durable est, bien évidemment, l’affaire de tous, pouvoirs publics, secteur privé, citoyens, ONG, répondant parfaitement à l’esprit de la responsabilité commune et partagée mais différenciée.
Bien sûr, je suis convaincue que le travail du secteur privé, des initiatives volontaires et des partenariats est indispensable, mais j’ai mis en avant ces deux priorités qui sont principalement liées à l’action des gouvernements, car, sans des dispositifs législatifs et économiques adaptés, ces initiatives et les concepts promus par certains ne pourront pas atteindre une masse critique et avoir un impact suffisant sur le fonctionnement de nos sociétés et sur la qualité de notre environnement. Il n’est pas question pour moi pour autant de dédouaner les autres acteurs de leurs responsabilités. Le développement durable est, bien évidemment, l’affaire de tous, pouvoirs publics, secteur privé, citoyens, ONG, répondant parfaitement à l’esprit de la responsabilité commune et partagée mais différenciée. Ainsi, les deux prochaines Commissions du développement durable en 2006 et 2007 dont l’un des thèmes est le thème du développement industriel devront être l’occasion de faire un premier bilan des actions des entreprises par rapport aux engagements pris à Johannesbourg. La préparation de rapports sectoriels que nous avons engagés avec les différents secteurs industriels doit permettre d’y contribuer.
Claude Fussler – Christian Brodhag, vous êtes l’un de ceux qui a inlassablement oeuvré pour une assimilation et appropriation par la culture francophone du débat largement anglo-saxon de sustainable development.L’espace francophone peut-il être la source de solutions spécifiques? Et que recommandezvous à ses décideurs ?
Christian Brodhag – Le mérite de la proposition des experts francophones, c’est de ne pas faire reposer la solution sur une hypothétique percée technologique. Méfions-nous du syndrome du père Noël: attendons le 25 décembre et le père Noël pourvoira à nos désirs. Même si les enfants n’y croient plus réellement, ils se plaisent à faire semblant d’ignorer que les parents achètent les cadeaux. Nos sociétés se comportent comme des enfants et se plaisent à penser que la science et la technologie apporteront demain des cadeaux surprises et que, donc, il n’y a pas d’efforts à faire aujourd’hui. Beaucoup de solutions sont aujourd’hui sur l’étagère. Il s’agit de techniques mais aussi de pratiques, d’outils économiques, de management, de systèmes d’information…
Il faut les évaluer et les diffuser, et cela en langue française. Un système comme Médiaterre pourrait contribuer à la diffusion des bonnes pratiques.
Une seconde recommandation est de mobiliser la composante culturelle de la consommation [« Consommation durable et valeurs culturelles », par Christian BRODHAG, [Liaison Énergie-Francophonie, numéro 68, Culture et développement durable, p. 65-71]].
C’est à la communauté francophone de porter cette question culturelle, comme elle l’a fait à Johannesburg. Cette approche culturelle de la consommation peut emprunter de multiples voies : développer des circuits courts, des modes de développement endogènes valorisant la diversité culturelle et biologique, diffuser la notion de terroir et des appellations d’origines, et changer le rôle de signal social des consommations ostentatoires les moins durables vers des consommations en accord avec la nature et la quantité des ressources locales. Faut-il vraiment encourager la culture du riz au Sénégal pour répondre à une demande qui s’est construite sur des produits d’importation?
Ou ne faut-il pas retrouver la consommation de céréales traditionnelles plus adaptées aux conditions climatiques locales que le riz ? Une production inadaptée aux conditions locales mobilise de façon indue des ressources et de la main-d’œuvre. Une dernière recommandation qui est en cours de mise en place. Les pays francophones doivent participer activement aux négociations internationales qui établissent le cadre d’une mondialisation maîtrisée à la fois dans les enceintes politiques multilatérales et dans le champ des normes comme celui de la négociation de l’ISO 26000 sur la responsabilité sociétale.
Farid Yaker – La Francophonie, qui est traversée par la fracture Nord-Sud, peut être un lieu où s’élaborent et se mettent en oeuvre des solutions locales et globales. La Francophonie, à côté d’autres acteurs tels que l’Union européenne, peut aider à constituer cette masse critique et à inverser le rapport de force qui permettra de transformer les engagements souvent pieux des Conférences et des négociations internationales (non contraignants contrairement à l’OMC) en voies réelles de progrès.
La Francophonie peut constituer un réel tremplin pour la promotion de la consommation et de la production durables, pour la constitution de partenariats Nord-Sud et Sud-Sud, dont on sait qu’ils sont essentiels pour la promotion du développement durable et le transfert de connaissances, de technologies et la formation.
Monique Barbut – La première de deux recommandations que je souhaiterais faire aux décideurs francophones est la suivante : si vous n’êtes pas encore impliqués dans le processus de Marrakech, faites-le. La phase de consultation et d’identification des priorités est achevée. La réunion du Costa Rica, en octobre 2005, a mis l’accent sur la nécessité de travailler concrètement dans des secteurs d’activités précis. Le changement de modes de consommation et de production requiert des efforts dans de multiples secteurs d’activités. Pour pouvoir progresser et atteindre des résultats et susciter des dynamiques, le travail doit être partagé et concentré par secteur d’activités. Ainsi, des pays ont décidé de se mobiliser sur des thèmes, en créant des groupes de travail avec d’autres gouvernements, dont l’objectif est de mettre en oeuvre des projets concrets. À cet égard, des groupes ont été créés dans les domaines suivants : modes de vie durable, produits durables, achats écoresponsables, et coopération pour l’Afrique. En perspective figurent également les thèmes suivants : villes durables, gestion des déchets, énergie. Libre à chaque pays de créer un groupe sur un thème différent ou de joindre les groupes animés par d’autres gouvernements. En 2007, à la réunion Marrakech + 4 qui se tiendra en Suède, un premier bilan sera fait des actions menées dans les différents secteurs d’activités. Ma deuxième recommandation est plus concrète, elle peut être mise en oeuvre dès demain à tous les niveaux, si la volonté est présente : il s’agit des achats écoresponsables. Nombre d’études et expériences ont montré que les achats écoresponsables peuvent être le moteur d’écoinnovations et de progrès sociaux notables dans tous les pays du monde. Ils permettent de contribuer à la réalisation d’objectifs environnementaux, sociaux et économiques, en particulier en dynamisant les opportunités économiques qui sont offertes aux entreprises locales.
À l’instar de Christian Brodhag et de Farid Yaker, je suis profondément convaincue que la Francophonie peut constituer un réel tremplin pour la promotion de la consommation et de la production durables, pour la constitution de partenariats Nord-Sud et Sud-Sud, dont on sait qu’ils sont essentiels pour la promotion du développement durable et le transfert de connaissances, de technologies et la formation.Passerelle entre des pays aux développements divers, mais unis par un lien culturel, elle peut être une plateforme d’échange d’expériences et de recherches conjointes de solutions adéquates à un problème commun, mais aussi une plateforme de débats par exemple sur les réformes à entreprendre, les projets communs, les innovations à promouvoir ou encore sur les modes d’incitation financière à la production durable.
Abdeslam Dahman Saïdi – Comme mes collègues, Monique Barbut, Farid Yaker et Christian Brodhag, je crois que la mobilisation autour de la composante culturelle de la consommation qui sied le mieux à la vocation et aux choix de la francophonie finira par payer à long terme. Cet atout culturel de la francophonie doit être valorisé pour une meilleure connaissance des milieux endogènes et pour accentuer la circulation de l’information, des expériences du Nord et du Sud et donner plus de visibilité aux solutions qui sont sur l’étagère en un support linguistique que nous partageons tous.Par la voie culturelle les changements sont lents mais profonds.
Une seconde recommandation consiste à renforcer davantage la participation des pays francophones aux négociations internationales où se profile le cadre de la mondialisation qui peut autant catalyser qu’inhiber l’efficacité des politiques et des actions nationales. Cette participation active doit se prolonger, à l’échelle nationale et régionale, par une mise en oeuvre effective des décisions et processus issus de ces négociations internationales. La francophonie peut sérieusement aider d’abord à la mise en cohérences de ces politiques nationales et régionales et donner, par la suite, plus de visibilité aux expériences réussies.