Le débat sur le principe de précaution cannibalise le débat de la charte de l’environnement. La violence des propos et leur part d’irrationnel sont loin d’éclairer le débat. Essayons d’y voir clair au-delà des fantasmes. Les travaux de la commission Coppens longs et difficiles, et la consultation nationale avaient conduit à de subtils équilibres que des amendements partiels pourraient mettre en péril. A quelques exceptions près, le texte gouvernemental avait réussi à conserver cet équilibre. En revanche, il introduit une confusion entre prévention et précaution.
Les membres de la commission Coppens avaient trouvé un consensus pour considérer que le principe de précaution faisait l’objet d’une utilisation dans des domaines qui n’en relèvent pas, et que cette utilisation pouvait être préjudiciable tant en en termes économiques, que d’environnement ou de santé. La prévention, qui s’appuie sur une analyse entre les coûts des mesures de prévention et les avantages, ne doit pas en effet être confondue avec la précaution pour laquelle les risques sont graves et irréversibles, mais dont on ne peut pas évaluer les coûts du fait même d’incertitudes de la connaissance scientifique.
Le principal problème de la prévention est l’équilibre coûts / avantages, avec notamment celui de fixer une valeur raisonnable de la vie humaine préservée. Prendre des mesures disproportionnées pour éliminer un risque d’occurrence faible revient aussi à délaisser d’autres risques pour lesquels les coûts d’évitement pourraient être beaucoup plus faibles. Certains coûts économiques des mesures peuvent conduire à des délocalisations d’entreprises vers des pays tiers moins regardants. Ces questions doivent être envisagées dans une perspective internationale et des institutions à construire, mais ce n’est pas notre propos ici.
En revanche on peut considérer que la proposition d’article 10 faite par la commission Coppens répondait à cette inquiétude : « les autorités publiques intègrent dans leurs politiques et leurs décisions les exigences de la protection et de la mise en valeur de l’environnement et peuvent mettre en œuvre des dispositions d’incitation adaptées. Dans les conditions définies par la loi, elles évaluent l’efficacité économique et l’impact social des mesures prises à cet effet et comparent leurs coûts et avantages ». Cet article a été abandonné dans le texte gouvernemental au profit de l’article 6 qui traite du développement durable : « Les politiques publiques doivent promouvoir un développement durable. A cet effet, elles prennent en compte la protection et la mise en valeur de l’environnement et les concilient avec le développement économique et social ».
De son côté le principe de précaution se limite aux problèmes pour lesquels l’incertitude scientifique rend impossible une telle comparaison coûts / avantages. Or le texte gouvernemental, en proposant « l’adoption de mesures provisoires et proportionnées afin d’éviter la réalisation du dommage ainsi qu’à la mise en œuvre de procédures d’évaluation des risques encourus » introduit une ambiguïté. Le terme « évaluation des risques » est en général associé à la prévention et non à la précaution. L’une des propositions faites par la commission Coppens semblait plus correcte à cet égard, elle n’évoquait pas l’expertise mais stipulait « l’autorité publique met en œuvre un programme de recherches et prend les mesures provisoires et proportionnées propres à y parer (au risque) ».
A l’exclusion de certains assureurs, qui peuvent souhaiter définir eux-mêmes la frontière entre prévention assurable et précaution non assurable, on peut s’étonner des positions de certaines entreprises qui affichent une opposition au principe de précaution. Dans le projet de charte, la prévention s’applique de toutes les personnes, c’est-à-dire aussi aux entreprises, alors que la précaution implique seulement les autorités publiques. Alors qu’il est légitime de demander aux entreprises de mener l’évaluation des risques quand les protocoles d’évaluation sont connus, il paraît en revanche difficile de confier à la recherche privée la levée des incertitudes sur les connaissances. Le renforcement des programmes de recherche doit relever des pouvoirs publics. Ils peuvent en assumer la charge et la cohérence, mais aussi la crédibilité. La décision ne peut s’appuyer en effet sur des acteurs qui pourraient en entacher l’indépendance. Le fait de centrer l’application du principe de précaution sur les activités de recherche scientifique devra aussi tranquilliser les inquiétudes qui se sont fait jour du côté des Académies.
Quand les pouvoirs publics prennent la décision d’appliquer le principe de précaution, celle-ci doit être provisoire, mais ils doivent se donner les moyens de la recherche pour lever au plus vite les incertitudes, soit pour annuler cette décision soit pour la conforter en appliquant alors le principe de prévention.