De la baie de Saint Brieuc à celle du Mont Saint-Michel. VV 176

Quel lien entre ces deux baies ? Ce lien est bien entendu géographique puisque ces deux baies de la Bretagne septentrional ne sont distantes que d’une soixantaine de kilomètres. Mais elles ont, toutes deux, fait jouer aux mollusques et crustacés un rôle scientifique et politique inattendu, conduisant même à reconsidérer les liens entre écologie, sociologie et économie.

La baie de Saint-Brieuc et ses coquilles Saint-Jacques.

Le sociologue Michel Callon a publié en 1984 un article sur la « La domestication des coquilles Saint Jacques en Baie de Saint Brieuc » qui va fonder la sociologie de l’innovation, aussi appelé sociologie de la traduction ou théorie de l’acteur réseau.

Au début des années 70 la disparition progressive des coquilles Saint-Jacques (Pecten maximus) est observée dans la baie de Saint-Brieuc. Elles ont déjà disparu de la rade de Brest du fait notamment d’une pêche excessive et d’une pression sur les milieux. Le Centre National d’Exploitation des Océans[1] lance un programme de recherche destiné à étudier l’adaptation d’une technique d’élevage japonaise des coquilles Saint-Jacques. Selon Michel Callon le succès de ce programme a dépendu d’une association inédite entre des acteurs multiples : les scientifiques qui produisent la connaissance scientifique, les marins-pêcheurs qui exploitent la ressource, la coquille Saint-Jacques elle-même, et les pouvoirs publics. Pecten maximus accède ainsi au statut d’acteur social (un actant dans le vocabulaire des chercheurs) dans un réseau réunissant à la fois humains et non humains. Cette proposition était transgressive pour les sociologues, dans un contexte d’opposition sociologie/écologie ou nature/culture.

Mais Michel Callon ne se limite pas à décrire la scène d’action de ces acteurs, il propose un mécanisme : la traduction.

Selon cette approche chacun des acteurs à son propre objectif : les chercheurs visent la connaissance fondamentale sur les coquilles Saint-Jacques, les pêcheurs visent leur survie économique et Pecten maximus vise la perpétuation de son espèce. Il s’agit de trois types d’intérêt, d’objectifs stratégiques, qui se concilient grâce à un processus de traduction dans une stratégie commune. La coopération devient pour chacun un passage obligé pour réaliser ses objectifs traduits en un objectif commun. C’est le réseau de ces acteurs qui est ainsi en action. C’est pourquoi que cette approche est qualifiée de sociologie de la traduction et dans la littérature anglo-saxonne d’Action Network Theory (ANT).

Enfin Michel Callon propose un phasage de la constitution de ce réseau en quatre étapes :

Problématisation : Il s’agit de l’étape préliminaire au cours de laquelle un problème est identifié et un projet provisoire est envisagé qui englobe les intérêts de toutes les entités pertinentes.

Intéressement : Dans cette étape, les acteurs identifiés sont intéressés par la problématisation proposée par le traducteur dans leurs propres termes.

Enrôlement : Cette étape vise l’engagement concret de ces acteurs, et de nouveaux acteurs, dans le réseau par la sensibilisation, la persuasion et la négociation.

Mobilisation : Dans cette dernière étape, le réseau structuré est mobilisé pour produire l’innovation en développant de nouvelles associations entre différents acteurs aux rationalités variables.

Le terrain expérimental de la baie de Saint-Brieuc a donc permis à Michel Callon de proposer une théorie d’ampleur générale comme en témoignent plus de 15000 articles citant son article.

Sur le plan écologique la gestion a été un succès : Les coquilles Saint Jacques se portent bien en baie de St Brieuc. En 2020, leur biomasse totale dépassait les 68 000 tonnes.

La productivité des marais de la baie du Mont Saint-Michel

Bien que la coquille Saint Jacques soit aussi présente en baie du Mont Saint-Michel, ce n’est pas elle qui est au cœur de la seconde histoire mais les marais. Leur rôle a été ici politique.

Les membres de la commission Coppens pour la Charte de l’Environnement sont conviés à l’Elysée le 23 avril 2003 pour présenter leurs travaux et propositions au président Jacques Chirac. Si des consensus s’étaient dégagés, plusieurs questions polémiques demeuraient. Deux ont fait formellement l’objet de propositions contradictoires devant le président, un pour un contre en 3 minutes. J’ai eu le privilège de plaider pour l’intégration de la santé dans la charte de l’environnement contre le représentant de l’Académie de Médecine, et Dominique Bourg pour le principe de précaution. Sur ces deux questions le président a arbitré positivement.

La question de la biodiversité avait fait l’objet au sein de la commission d’une opposition acharnée de Christiane Lambert, celle qui allait devenir la présidente de la FNSEA. Dans les derrières négociations j’avais proposé, sans succès, de reprendre le libellé du premier principe de Rio 1992 : vivre en harmonie avec la nature.

C’est Jean-Claude Lefeuvre, un autre membre de la commission professeur émérite au Muséum National d’Histoire Naturelle qui prend la parole devant le président Chirac pour démonter l’opposition économie et écologie. Pour cela il s’appuie sur les travaux qu’il avait mené dans la baie du Mont Saint-Michel et publié dans un ouvrage en 2000.

Il concernait l’usage des terres dans la zone estuarienne de la baie du Mont Saint-Michel où des prés salés ont remplacé en partie des marais salés. Pâturés par des moutons ces prés ont permis de rendre économiquement productifs des espaces qui apparaissaient ne pas l’être. Ces moutons de prés salés du Mont Saint-Michel font l’objet d’une Appellation d’Origine Protégée (AOP) et les éleveurs se prévalent de protéger la biodiversité.

Jean Claude Lefeuvre a montré sur le plan écologique que la productivité biologique des marais était de 20 à 40t/ha de matière sèche, c’est-à-dire une productivité bien supérieure à celle des prés pâturés qui ne produisent que 5 tonnes/ha.

Le flux de biomasse issu des marais côtiers est essentiel à la productivité secondaire des milieux estuariens nourrissant mollusques, crevettes, poissons, oiseaux… qui présentent eux aussi un intérêt économique, sans doute supérieur à celui de la viande de mouton.

Aujourd’hui la production de la baie dépend de ces apports : 10.000 tonnes de moules, 4.000 tonnes d’huitres, 800 tonnes de buccins, 400 tonnes de seiches, 20 tonnes de calmars, 150 tonnes de coques, 120 tonnes de praires, 60 tonnes de crevettes et 150 tonnes de poissons.

Pour reprendre la vision des acteurs de Callon les marais salés sont alliés aux pêcheurs, ostréiculteurs et mytiliculteurs, tandis que les prés salés sont alliés aux éleveurs et aux chasseurs.

Les solutions fondées sur la nature.

Depuis les années 80, voire 2000, les perspectives ont changé. On a pris conscience que les écosystèmes apportent divers services, certains directement économiques, mais d’autres contribuent aussi à différents équilibres et notamment la résilience vis-à-vis du changement climatique. Ces services sont conditionnés par l’intégrité des fonctions écologiques, c’est à dire les processus biologiques qui permettent le fonctionnement et le maintien des écosystèmes.

De façon pratique les solutions fondées sur la nature visent à protéger, gérer de manière durable et restaurer des écosystèmes naturels ou modifiés, de façon à maximiser les services issus des écosystèmes pour relever les défis environnementaux, sociaux et économiques.

La normalisation européenne vient d’ouvrir un chantier sur les solutions fondées sur la nature, qui pourrait tirer parti des enseignements de ces deux baies, tant sur l’évaluation que sur le management.

La nécessité de fonder les décisions sur des bases scientifiques rigoureuses et notamment pour les fonctions écosystémiques. Parmi celles-ci se trouvent le sol, le carbone vivant et l’eau notamment. Les applications numériques de la ville et des territoires intelligents donnent aujourd’hui accès à de données pour fonder ces analyses.

La variété des services apportés par des solutions fondées sur la nature, nécessite la mobilisation de l’ensemble des acteurs qui en bénéficient directement ou indirectement. La question n’étant pas de répartir une ressource rare, mais de coopérer pour créer de la valeur partagée par l’ensemble de ces acteurs., quelle fasse ou non objet d’un marché.

Bibliographie

Michel Callon, 1984, Some elements of a sociology of translation: domestication of the scallops and the fishermen of Saint Brieuc Bay. The sociological review.

Jean Claude Lefeuvre, 2000, la Baie du Mont Saint-Michel, Acte Sud


[1] Devenu IFREMER en 1984

De la baie de Saint Brieuc à celle du Mont Saint-Michel.

Christian Brodhag

Quel lien entre ces deux baies ? Ce lien est bien entendu géographique puisque ces deux baies de la Bretagne septentrional ne sont distantes que d’une soixantaine de kilomètres. Mais elles ont, toutes deux, fait jouer aux mollusques et crustacés un rôle scientifique et politique inattendu, conduisant même à reconsidérer les liens entre écologie, sociologie et économie.

La baie de Saint-Brieuc et ses coquilles Saint-Jacques.

Le sociologue Michel Callon a publié en 1984 un article sur la « La domestication des coquilles Saint Jacques en Baie de Saint Brieuc » qui va fonder la sociologie de l’innovation, aussi appelé sociologie de la traduction ou théorie de l’acteur réseau.

Au début des années 70 la disparition progressive des coquilles Saint-Jacques (Pecten maximus) est observée dans la baie de Saint-Brieuc. Elles ont déjà disparu de la rade de Brest du fait notamment d’une pêche excessive et d’une pression sur les milieux. Le Centre National d’Exploitation des Océans[1] lance un programme de recherche destiné à étudier l’adaptation d’une technique d’élevage japonaise des coquilles Saint-Jacques. Selon Michel Callon le succès de ce programme a dépendu d’une association inédite entre des acteurs multiples : les scientifiques qui produisent la connaissance scientifique, les marins-pêcheurs qui exploitent la ressource, la coquille Saint-Jacques elle-même, et les pouvoirs publics. Pecten maximus accède ainsi au statut d’acteur social (un actant dans le vocabulaire des chercheurs) dans un réseau réunissant à la fois humains et non humains. Cette proposition était transgressive pour les sociologues, dans un contexte d’opposition sociologie/écologie ou nature/culture.

Mais Michel Callon ne se limite pas à décrire la scène d’action de ces acteurs, il propose un mécanisme : la traduction.

Selon cette approche chacun des acteurs à son propre objectif : les chercheurs visent la connaissance fondamentale sur les coquilles Saint-Jacques, les pêcheurs visent leur survie économique et Pecten maximus vise la perpétuation de son espèce. Il s’agit de trois types d’intérêt, d’objectifs stratégiques, qui se concilient grâce à un processus de traduction dans une stratégie commune. La coopération devient pour chacun un passage obligé pour réaliser ses objectifs traduits en un objectif commun. C’est le réseau de ces acteurs qui est ainsi en action. C’est pourquoi que cette approche est qualifiée de sociologie de la traduction et dans la littérature anglo-saxonne d’Action Network Theory (ANT).

Enfin Michel Callon propose un phasage de la constitution de ce réseau en quatre étapes :

Problématisation : Il s’agit de l’étape préliminaire au cours de laquelle un problème est identifié et un projet provisoire est envisagé qui englobe les intérêts de toutes les entités pertinentes.

Intéressement : Dans cette étape, les acteurs identifiés sont intéressés par la problématisation proposée par le traducteur dans leurs propres termes.

Enrôlement : Cette étape vise l’engagement concret de ces acteurs, et de nouveaux acteurs, dans le réseau par la sensibilisation, la persuasion et la négociation.

Mobilisation : Dans cette dernière étape, le réseau structuré est mobilisé pour produire l’innovation en développant de nouvelles associations entre différents acteurs aux rationalités variables.

Le terrain expérimental de la baie de Saint-Brieuc a donc permis à Michel Callon de proposer une théorie d’ampleur générale comme en témoignent plus de 15000 articles citant son article.

Sur le plan écologique la gestion a été un succès : Les coquilles Saint Jacques se portent bien en baie de St Brieuc. En 2020, leur biomasse totale dépassait les 68 000 tonnes.

La productivité des marais de la baie du Mont Saint-Michel

Bien que la coquille Saint Jacques soit aussi présente en baie du Mont Saint-Michel, ce n’est pas elle qui est au cœur de la seconde histoire mais les marais. Leur rôle a été ici politique.

Les membres de la commission Coppens pour la Charte de l’Environnement sont conviés à l’Elysée le 23 avril 2003 pour présenter leurs travaux et propositions au président Jacques Chirac. Si des consensus s’étaient dégagés, plusieurs questions polémiques demeuraient. Deux ont fait formellement l’objet de propositions contradictoires devant le président, un pour un contre en 3 minutes. J’ai eu le privilège de plaider pour l’intégration de la santé dans la charte de l’environnement contre le représentant de l’Académie de Médecine, et Dominique Bourg pour le principe de précaution. Sur ces deux questions le président a arbitré positivement.

La question de la biodiversité avait fait l’objet au sein de la commission d’une opposition acharnée de Christiane Lambert, celle qui allait devenir la présidente de la FNSEA. Dans les derrières négociations j’avais proposé, sans succès, de reprendre le libellé du premier principe de Rio 1992 : vivre en harmonie avec la nature.

C’est Jean-Claude Lefeuvre, un autre membre de la commission professeur émérite au Muséum National d’Histoire Naturelle qui prend la parole devant le président Chirac pour démonter l’opposition économie et écologie. Pour cela il s’appuie sur les travaux qu’il avait mené dans la baie du Mont Saint-Michel et publié dans un ouvrage en 2000.

Il concernait l’usage des terres dans la zone estuarienne de la baie du Mont Saint-Michel où des prés salés ont remplacé en partie des marais salés. Pâturés par des moutons ces prés ont permis de rendre économiquement productifs des espaces qui apparaissaient ne pas l’être. Ces moutons de prés salés du Mont Saint-Michel font l’objet d’une Appellation d’Origine Protégée (AOP) et les éleveurs se prévalent de protéger la biodiversité.

Jean Claude Lefeuvre a montré sur le plan écologique que la productivité biologique des marais était de 20 à 40t/ha de matière sèche, c’est-à-dire une productivité bien supérieure à celle des prés pâturés qui ne produisent que 5 tonnes/ha.

Le flux de biomasse issu des marais côtiers est essentiel à la productivité secondaire des milieux estuariens nourrissant mollusques, crevettes, poissons, oiseaux… qui présentent eux aussi un intérêt économique, sans doute supérieur à celui de la viande de mouton.

Aujourd’hui la production de la baie dépend de ces apports : 10.000 tonnes de moules, 4.000 tonnes d’huitres, 800 tonnes de buccins, 400 tonnes de seiches, 20 tonnes de calmars, 150 tonnes de coques, 120 tonnes de praires, 60 tonnes de crevettes et 150 tonnes de poissons.

Pour reprendre la vision des acteurs de Callon les marais salés sont alliés aux pêcheurs, ostréiculteurs et mytiliculteurs, tandis que les prés salés sont alliés aux éleveurs et aux chasseurs.

Les solutions fondées sur la nature.

Depuis les années 80, voire 2000, les perspectives ont changé. On a pris conscience que les écosystèmes apportent divers services, certains directement économiques, mais d’autres contribuent aussi à différents équilibres et notamment la résilience vis-à-vis du changement climatique. Ces services sont conditionnés par l’intégrité des fonctions écologiques, c’est à dire les processus biologiques qui permettent le fonctionnement et le maintien des écosystèmes.

De façon pratique les solutions fondées sur la nature visent à protéger, gérer de manière durable et restaurer des écosystèmes naturels ou modifiés, de façon à maximiser les services issus des écosystèmes pour relever les défis environnementaux, sociaux et économiques.

La normalisation européenne vient d’ouvrir un chantier sur les solutions fondées sur la nature, qui pourrait tirer parti des enseignements de ces deux baies, tant sur l’évaluation que sur le management.

La nécessité de fonder les décisions sur des bases scientifiques rigoureuses et notamment pour les fonctions écosystémiques. Parmi celles-ci se trouvent le sol, le carbone vivant et l’eau notamment. Les applications numériques de la ville et des territoires intelligents donnent aujourd’hui accès à de données pour fonder ces analyses.

La variété des services apportés par des solutions fondées sur la nature, nécessite la mobilisation de l’ensemble des acteurs qui en bénéficient directement ou indirectement. La question n’étant pas de répartir une ressource rare, mais de coopérer pour créer de la valeur partagée par l’ensemble de ces acteurs., quelle fasse ou non objet d’un marché.

Bibliographie

Michel Callon, 1984, Some elements of a sociology of translation: domestication of the scallops and the fishermen of Saint Brieuc Bay. The sociological review.

Jean Claude Lefeuvre, 2000, la Baie du Mont Saint-Michel, Acte Sud


[1] Devenu IFREMER en 1984