Économie et Management (anciennement Tertiaire – Économie et gestion
n° 119, avril 2006, Dossier « Le développement durable »
Définir le développement durable
Le développement durable trouve ses racines dans la prise de conscience du caractère fini de la planète, notamment dans les travaux du Club de Rome en 1972. Ce débat a entraîné au niveau international la confrontation entre des valeurs et des rationalités antagonistes, entre environnement et développement. Il a fallu près de quinze ans de réflexion pour construire, dans un processus de négociation internationale, la proposition d’un modèle de développement qui puisse concilier l’aspiration au progrès avec les limites de la planète. Comme le considère Aurélien Boutaud [Boutaud A. (2005), Thèse de doctorat, Ecole des Mines de Saint-Etienne, 14 février 2005, [disponible sur agora21 ]], en s’appuyant sur un concept issu de la théorie de la négociation, le développement durable est une valeur nouvelle dans la “négociation” entre l’environnement et le développement. La définition qui sera formulée dans le rapport Brundtland en 1987 reste la référence : « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de “besoin”, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale imposent sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir » [CMED (1988) Notre avenir à tous (Rapport Brundtland), Ed. du Fleuve p. 51, [voir extraits ]].
Ce concept sera endossé politiquement par les Etats lors de la conférence de Rio en 1992 qui le traduira en principes, en programme d’action (le fameux Agenda 21) et en institutions. La même conférence verra l’aboutissement de deux conventions majeures : la convention sur les changements climatiques et la convention sur la biodiversité. Depuis 1992 les objectifs n’ont pas changé mais la communauté internationale a buté sur la mise en œuvre matérielle et les conditions institutionnelles de cette mise en œuvre. Si les conventions sectorielles signées à Rio (climat et biodiversité) avancent à leur rythme, l’intégration du développement durable dans les politiques s’est avérée plus difficile.
La période de 1992 à nos jours n’est pas celle des échecs et des renoncements mais celle de la gestation des solutions dans un processus d’essais et d’erreur qui ont fait émerger une vision plus claire des orientations à prendre. Nous sommes aujourd’hui dans la phase où la plupart des pistes de solutions sont disponibles, il ne reste qu’à les faire partager et les mettre en œuvre. Cette progression s’est déroulée sur trois plans que nous allons décrire successivement en centrant notre propos sur les entreprises : les acteurs sur lesquels faire porter le changement, les outils de diagnostic qui éclairent les choix et les processus à mettre en œuvre.
Les acteurs et la gouvernance internationale
Une première approche institutionnelle
En une quinzaine d’années l’identification des acteurs sur lesquels faire porter la responsabilité du changement a fondamentalement changé. A Rio la communauté internationale pensait faire porter principalement les efforts sur les Etats et les institutions multilatérales. Certes l’Agenda 21 de Rio identifiait des acteurs du changement en consacrant sa troisième partie à la description du rôle de 8 « grands groupes » : les femmes, les enfants et les jeunes, les populations autochtones, les organisations non gouvernementales, les collectivités locales, les syndicats, le commerce et l’industrie, la communauté scientifique et enfin les agriculteurs.
Mais le catalogue de bonnes intentions imputées à ces acteurs n’était pas articulé avec le cœur du message de Rio : l’aide au développement que les pays riches s’étaient engagés à porter à 0,7% de leur PNB et qui devait contrebalancer les “contraintes” environnementales dans les pays en développement.
L’émergence d’un nouvel acteur : l’entreprise
5 ans après la même communauté tire un premier bilan morose. L’Assemblée générale des Nations Unies (Rio + 5) qui se tient à New York en juin 1997 constatant la mondialisation économique, le déclin de l’aide publique et le rôle des investissements privés, fait aussi porter l’accent sur le rôle des entreprises. Elle fixe ce thème à l’ordre du jour de la commission du développement durable des Nations Unies qui se tiendra l’année suivante. A l’automne 1997, le Programme des Nations Unies pour l’Environnement, des entreprises et des associations lancent la Global Reporting Initiative qui établit un cadre de lignes directrices pour l’élaboration des rapports de développement durable des entreprises. Ce cadre s’impose aujourd’hui comme un référentiel international incontournable, la troisième version étant à l’enquête durant le premier trimestre 2006.
Enfin le Secrétaire Général des Nations Unies Kofi Annan interpelle les entreprises lors du forum de Davos en janvier 1999 et propose le Pacte mondial (Global Compact) qui demande aux entreprises multinationales de s’engager sur neuf principes en matière de droit de l’homme, de droit du travail et d’environnement, suivis quelques années plus tard en 2005 par un dixième principe sur la corruption. En exhortant les entreprises à appliquer directement des conventions internationales quels que soient les pays où elles opèrent, le Secrétaire Général des Nations Unies contourne d’une certaine façon le principe de souveraineté des Etats qui leur permet de ratifier les conventions internationales “à la carte” et à leur convenance.
Dans cette logique d’implication de l’ensemble des acteurs, 10 ans après Rio, le sommet de Johannesburg sur le développement durable a proposé qu’à côté des initiatives gouvernementales et des organismes multilatéraux, dits de type 1, qui faisaient l’objet de la négociation, d’autres initiatives, dites de type 2, puissent impliquer des partenaires privés et publics. Cette proposition avait rencontré dans un premier temps le scepticisme, voire l’inquiétude que certains pays n’y trouvent l’alibi de se décharger de leurs responsabilités.
A Johannesburg toujours, la responsabilité des consommateurs est identifiée et un programme sur les modes de production et de consommation est lancé. L’analyse considère qu’il ne pourra y avoir en effet de changements profonds des productions si les consommations ne suivent pas.
Sensibiliser et éduquer le consommateur
Ce changement repose en premier lieu sur les consommateurs qui souhaitent consommer des produits qui ont été fabriqués dans des conditions conformes aux principes du développement durable, ou investir dans des entreprises qui se positionnent sur cet objectif.
Mais il faut sortir ces nouveaux comportements de la niche dans laquelle ils sont enfermés pour les faire partager au plus grand nombre. C’est un des objectifs de la décennie de l’UNESCO de l’éducation au développement durable, qui s’adresse à l’éducation tout au long de la vie, visant à faire prendre conscience du défi du développement durable, de la responsabilité collective et de la nécessité d’une action volontariste qui s’appuie sur la reconnaissance de la dignité de tous les êtres humains. L’éducation concerne l’acquisition de compétences tout au long de la vie pour apprendre à connaître et à vivre ensemble, visant à la fois savoir faire et savoir être.
Un des objectifs de la décennie vise donc à « réduire les impacts des habitudes de consommation et de styles de vie sur la société et les ressources pour assurer la disponibilité équitable des ressources pour tous dans le monde. L’éducation et la formation pour la production et la consommation durables jouent un rôle important pour réaliser cet objectif en créant une attitude plus critique et plus responsable envers la consommation dans la vie quotidienne. »
Pour une gouvernance mondiale
Mais si les initiatives volontaires du secteur privé et des partenariats sont importantes, l’action des gouvernements reste indispensable, et les dispositifs législatifs et économiques doivent jouer leur rôle. L’action de l’Etat se diversifie aussi dans ce sens. Les marchés publics (15% du PNB en France) deviennent un outil supplémentaire qui permet aux pouvoirs publics de favoriser des produits ou des comportements plus responsables en matière environnementale et sociale. Si l’objectif est de mettre en place des régulations environnementales et sociales qui s’imposent à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), c’est à la fois un problème de hiérarchie des normes, certaines conventions doivent avoir le pas sur les règles du marché, et un problème d’institutions chargées de faire appliquer ces normes.
De nombreux pays, dont la France, plaident pour renforcer le cadre des institutions internationales de l’environnement au sein d’une Organisation des Nations Unies pour l’Environnement (ONUE) qui aurait une plus grande autorité que l’actuel programme des Nations-Unies pour l’Environnement (PNUE). Le protocole de Kyoto institue des obligations de réduction des émissions aux pays et des mécanismes de sanction pour ceux qui n’auraient pas tenu leurs engagements. Mais il s’applique seulement aux pays qui ont décidé de s’y plier en ratifiant le protocole. En revanche les Etats Unis ont été libres de ne pas le ratifier et d’augmenter leurs émissions de 16 % entre 1990 et 2003, alors que l’UE ne progressait que de 3 % seulement, mais avec un engagement de diminuer de 7% en 2010. Ce qui est vrai pour l’environnement l’est aussi pour les Conventions sur les droits de l’Homme ou celles du droit du travail négociées dans le cadre de l’Organisation Internationale du Travail (OIT) qui ne s’appliquent que dans les pays qui le veulent bien. Seuls quelques accords s’imposent à tous les pays.
L’évolution de ces 10 dernières années requiert l’établissement d’un dialogue entre les Etats, la société civile et les acteurs économiques, pour les consommations avancent au rythme des nouvelles productions. Mais pour que l’ensemble de ces acteurs avancent de façon cohérente il faut qu’ils aient une vision claire des objectifs.
Quels outils de diagnostic pour éclairer les choix ?
L’empreinte écologique
Le développement durable répond à des problèmes extrêmement concrets en matière d’environnement et de développement. Ces derniers ont été pour une partie fixés dans les Objectifs du millénaire. Sur le plan environnemental, la pression sur les espaces biologiquement productifs et les écosystèmes mondiaux, par exemple, que l’on peut mesurer globalement par l’empreinte écologique, dépasse aujourd’hui le seuil qui permet leur renouvellement. Alors que la surface biologiquement productive disponible au niveau mondial par habitant est un peu inférieure à 2ha, il en faut 5 à 6 pour faire vivre un européen et plus de dix pour un américain du Nord. Pour généraliser ces modes de vie à l’ensemble de la planète il faudrait 3 ou 5 planètes, ce qui est bien entendu impossible. Ces écosystèmes sous pression nous fournissent des nombreux services écologiques qui sont aujourd’hui mis en péril. L’Évaluation des écosystèmes pour le Millénaire (EM)[[Millennium Ecosystem Assessment Synthesis Report, Pre-publication Final Draft Approved by MA Board on March 23, 2005]] publiée en mars 2005 a mis en perspective l’information scientifique relative aux liens entre changements observés des écosystèmes et le bien-être de l’homme. Cette notion de services écologiques a été définie par les Nations-Unies comme : « les bénéfices que les écosystèmes procurent aux hommes. Ils comportent les services de prélèvement tels que celui de la nourriture et de l’eau; les services de régulation comme la régulation des inondations, de la sécheresse, de la dégradation des sols, et des maladies ; les services d’auto-entretien tels que la formation des sols, le développement du cycle nutritionnel; enfin les services culturels tels que les bénéfices d’agrément, les bénéfices d’ordre spirituel, religieux et les autres avantages non matériels. » Selon cette étude 60% des services écologiques examinés (15 sur les 24) sont en train d’être dégradés ou d’être utilisés de façon non durable, incluant les eaux douces, les ressources halieutiques, la purification de l’air et de l’eau, la régulation du climat au plan régional et local, les risques naturels. Cette dégradation ne permettra pas d’atteindre les objectifs du millénaire.
Le facteur 4
Si l’on prend l’effet de serre comme autre illustration de contraintes imposées par une planète limitée : les chiffres sont du même ordre. Pour stabiliser les concentrations à un niveau acceptable n’engendrant pas des changements trop graves, il faudra réduire au niveau mondial par deux les émissions de gaz à effet de serre et par 4 dans les pays industrialisés compte tenu de leur pression actuelle. Le Parlement européen[Le [rapport de Anders Wijkman « Vaincre le changement climatique planétaire » qui a été adopté par le Parlement européen le 16 novembre 2005 (450 voix pour, 66 contre et 143 abstentions) préconise une réduction de 60-80 % pour 2050 et une réduction de la consommation d’énergie de l’ordre de 2,5-3% par an.]] a fixé l’objectif de réduire de 60 à 80 % en 2050 les émissions de gaz à effet de serre. La France s’est fixé l’objectif de réduire les siennes par 4 à horizon de 2050 (75%). Cet objectif – en moyenne de 3% par an – est considérable sachant que le secteur des transports, par exemple, augmente en France ses émissions de 2% par an et le logement de 1,7%.
Soit, on trouve les conditions politiques, sociales et économiques d’infléchir le développement, soit les conditions de vie deviendront intenables. Même en agissant elles changeront profondément. En effet même si la diminution des émissions de gaz à effet de serre était massive, il y aurait tout de même des changements du fait de l’inertie du système climatique auxquels nous devrons nous adapter : épisodes extrêmes (sécheresses, inondations, canicules…). Les scientifiques prévoient que la canicule de 2003 sera classée parmi les étés moyens en 2050 et il y aura des pointes plus importantes.
Rendre compte sur les émissions
Certaines ressources sous estimées aujourd’hui auront une valeur croissante : le pétrole, les terres agricoles, l’eau… Les politiques publiques vont donner un coût à l’émission des gaz à effet de serre. Dans la perspective de la mise en œuvre du protocole de Kyoto, l’Europe a créé un marché des permis d’émission après avoir alloué des quotas. Avec un faible niveau d’échange actuellement le prix de la tonne de CO2 se stabilise autour de 27€[le cours du jour peut être trouvé sur le site [Pointcarbonoù l’on trouve aussi un bulletin en français : Le Moniteur du MDP et de la MOC ]].
Mais les milieux économiques s’emparent de la gestion de ce nouveau risque. On peut citer à cet égard le « Carbon Disclosure Project » (CDP) une enquête annuelle réalisée auprès des entreprises du FT500 (les 500 plus grandes entreprises du monde en termes de capitalisation boursière) pour le compte des investisseurs institutionnels, afin de collecter des informations concernant leurs émissions de gaz à l’effet de serre et leur politique sur ce sujet. Les 155 organismes financiers signataires de la troisième édition du CDP représentent une capitalisation de plus de 21 trillions de $ ce qui a conduit 71% des 500 principales compagnies mondiales à publier les réponses au questionnaire du CDP. Pour l’instant seulement 54% des 500 entreprises ont publié leur émission de gaz à effet de serre, ce qui représente tout de même 13% des émissions mondiales. La 6ème des 9 questions demande notamment les données sur la chaîne d’approvisionnements et les autres émissions indirectes (par exemple voyage d’affaires). L’analyse “carbon beta” – le risque carbone d’une compagnie particulière relativement à son secteur – est un facteur critique analysé comme tel par les investisseurs. Il demande aux entreprises d’évaluer le coût induit par un scénario de lutte contre l’effet de serre (-20% en 7 ans, ce qui est la trajectoire facteur 4, avec un prix du marché de 50$ la tonne de CO2). Ce coût peut atteindre jusqu’à 45% du revenu net annuel, mais est les plus souvent limité à quelques %.
Les approches de ce type relèvent pour les entreprises de la gestion des risques. L’obligation de rendre compte des émissions va se généraliser par “contamination” à l’ensemble des entreprises. La 4ème édition du CDP impliquera les entreprises des indices nationaux, et recommande des bilans impliquant les sous-traitants.
Enfin l’hypothèse du pic de production pétrolière à moyen terme si elle se confirmait donne une signification plus structurelle que conjoncturelle aux cours actuels élevés du pétrole.
Que ce soit par la taxe ou le marché, pour la rareté des ressources ou pour la lutte contre l’effet de serre le prix des énergies fossiles, notamment du pétrole, ne peut qu’augmenter. Il faut s’y préparer. Par ailleurs les combustibles issus de la biomasse, les biocarburants et la chimie verte détourneront une part des terres agricoles à des productions non alimentaires, renforçant la compétition sur les sols.
Ces problèmes devront être gérés dans le cadre de la mondialisation, c’est-à-dire de la force des marchés et de la faiblesse des institutions internationales. La mondialisation économique permet au marché de valoriser les avantages compétitifs grâce à la concurrence et l’ouverture des marchés. Dans ce contexte, l’objectif d’une politique de développement durable serait d’éviter les délocalisations dues aux écarts de régulations environnementales (c’est-à-dire par exemple avoir des approches mondiales de la lutte contre l’effet de serre en impliquant les secteurs industriels des pays en émergence) ou du dumping social (travail des enfants ou travail forcé, pratiques contraires aux droits de l’homme ou à la liberté syndicale…).
Quels processus à mettre en œuvre ?
Si le diagnostic environnemental et social international est sans appel, il nécessite des politiques de coopération internationales et entre les acteurs ; dans ce cadre les questions sociales voire sociétales sont essentielles.
La recherche de solutions gagnantes/gagnantes environnement/développement, a été menée au niveau international. La réflexion sur le développement durable a généré des concepts nouveaux comme le principe de précaution, mais a aussi entraîné dans sa suite des réflexions et des concepts dont l’origine est étrangère à ce débat : l’amélioration continue, la gouvernance, l’évaluation, la participation, la transparence, l’obligation de rendre compte (accountability), la responsabilité sociétale des entreprises, société de la connaissance… Considéré sous cet angle il s’agit d’un véritable changement de paradigme.
Cette nature construite du développement durable est à la fois sa force et sa faiblesse. Sa force est sa capacité de mobilisation, chaque acteur dans son contexte pourra puiser dans cette profusion de la littérature du développement durable des éléments pour définir son approche du développement durable et donc s’approprier ce concept. Mais cette diversité est aussi une faiblesse car au nom du développement durable certains justifient n’importe quelle politique, pourvu qu’elle intègre, en des quantités variables, de l’environnement, de l’économique et du social. Pour reprendre la démonstration d’Aurélien Boutaud citée au-dessus, la négociation coopérative qui a présidé à la genèse internationale du développement durable cède le pas à une négociation compétitive à ce stade de l’appropriation du développement durable par les différents acteurs.
Par ailleurs, selon un processus assez classique en politique, on assiste à un renversement des moyens et des fins. Les systèmes de management qualité, d’excellence ou de performance globale prétendent contribuer au développement durable voire s’y substituer alors qu’ils ne garantissent pas la réalisation d’objectifs concrets. En se plaçant sur le plan de la méthode et des processus le débat risque de faire oublier les fins. Les procédures ne peuvent remplacer la réalisation d’objectifs concrets, substantifs. Il ne suffit pas en effet d’aller dans la bonne direction, avec de la bonne volonté et une bonne méthode, il faut atteindre des objectifs. C’est pourquoi il était important de rappeler les impératifs environnementaux.
La responsabilité sociétale
La Responsabilité sociale de l’entreprise (RSE)[[Nous utiliserons dans cet article le terme de social qui est le plus usité dans ce contexte, mais la traduction du terme « social » anglais à une acception plus large que recouvre mieux la notion de « sociétal ».]] n’est pas un concept nouveau, il puise ses racines dans des approches éthiques et morales nord-américaines. Il s’agissait alors d’exclure de certains portefeuilles d’action les activités jugées par certains comme immorales : le casino, le sexe ou l’alcool, rejoint par la suite par l’armement et les entreprises impliquées dans la guerre du Vietnam. Dans le sillage de telles approches, des cabinets d’audit et de notation vont comparer le comportement des entreprises avec un référentiel moral.
Cette approche a gagné du terrain dans l’environnement et a trouvé l’appui de théoriciens qui considèrent que l’entreprise qui est en phase avec la société et ses attentes profondes est plus proche de son marché et est à même d’anticiper sur les évolutions et donc s’avère plus rentable. Elle est aussi capable de gérer les risques et, en premier lieu, les risques de réputation. La convergence du moral et du business vue sous l’angle de gestion des risques et des opportunités, ne choque pas les pays à tradition protestante comme les Etats Unis. Mais l’initiative revient à gérer principalement les relations entre acteurs privés. C’est le marché, c’est-à-dire les valeurs de la société, qui valide le référentiel. Les associations (ONG) jouent un rôle de médiation. Leur influence dépend de leur capacité à capter les fonds des fondations (entreprises) et des simples citoyens.
Cette approche trouve des échos en Europe : « Le modèle européen d’économie sociale de marché ne considère pas l’entreprise comme une simple société de capitaux ou un nœud de contrats mais aussi et même surtout comme une collectivité qui devrait être lieu de dialogue social. (…) Le modèle prenant en compte les parties prenantes (stakeholders) présente un réel intérêt à côté du modèle orienté sur le seul résultat obtenu par les actionnaires (shareholders). Une entreprise gérera au mieux sa responsabilité si elle est attentive aux attentes de ses différentes parties prenantes. »[Avis du Comité économique et social européen sur les « [Instruments de mesure et d’information sur la Responsabilité sociale des Entreprises dans une économie globalisée » (Rapporteuse: Mme Evelyne PICHENOT), Bruxelles, le 8 juin 2005, SOC/192, § 2.2.3. et 2.2.4]] La RSE apparaît dans ce contexte comme une incarnation du modèle social européen en attachant sans doute une plus grande importance au dialogue interne.
Mais la différence de fond apparaît quant on considère la position de 2002 du Comité économique et social européen [[Avis du Comité économique et social européen sur la « Responsabilité sociale des entreprises » (Rapporteuse: Mme HORNUNG-DRAUS) – JO C 125 du 27.5.2002]], qui considère « qu’une démarche socialement responsable (RSE) doit reposer sur une application effective et dynamique des normes existantes (législation et accords collectifs) et s’accompagner d’engagements volontaires allant au-delà des normes ». C’est en cela que la RSE à l’européenne s’oppose aux approches d’initiative privée. Le corpus normatif (conventions internationales notamment) est décliné sous forme d’instruments concrets établis par des organismes publics ou privés, instruments pour la plupart originaires de pays de droit coutumier.
Cette approche « institutionnaliste » de la RSE fait référence au cadre international multilatéral et aux conventions internationales, et s’oppose donc à une approche purement privée qui vise à une évaluation des risques réputationnels. Le système extrême étant la charte d’éthique vérifiée par dénonciation organisée dans l’entreprise (whistleblowing) comme le propose le système australien AS 8000.
Il peut être intéressant d’appeler à l’appui de la position européenne les propos du libéral Milton Friedman[[Milton Friedman , Capitalism and Freedom, Université Chicago Press, 1962, Traduction française : Capitalisme et Liberté, Robert Laffont, Paris 1971]] : « Peu d’évolutions pourraient miner aussi profondément les fondations mêmes de notre société libre que l’acceptation par les dirigeants d’entreprise d’une responsabilité sociale, autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. C’est une doctrine fondamentalement subversive. Si les hommes d’affaire ont une responsabilité autre que celle du profit maximum pour les actionnaires, comment peuvent-ils savoir ce qu’elle est ? Des individus privés auto-désignés peuvent-ils décider de ce qui est l’intérêt de la société ? »
Si l’histoire du développement durable, la nécessité de gérer des biens hors marché et l’anticipation des risques donne tort à la première phrase de Milton Friedman, nous devons accorder toute l’attention nécessaire à sa seconde phrase : Des individus privés auto-désignés ne sont en effet pas légitimes pour décider de ce qui est l’intérêt de la société, pour cela il y a des institutions politiques.
C’est donc la question centrale de la relation entre le privé et le public et des institutions, elle s’est déplacée de la scène Onusienne pour investir un lieu apparemment imprévisible : l’ISO.
Les travaux de l’ISO 26000
L’Organisation Internationale de Normalisation est avant tout l’organisme qui gère des normes techniques. L’ISO apparaît comme une organisation facilitant la mondialisation économique, en fluidifiant les marchés, en faisant sauter les cloisons techniques et en réduisant l’asymétrie de l’information entre le producteur et les consommateurs. Ces derniers peuvent disposer d’informations fiables sur la qualité et les caractéristiques des produits. L’ISO s’était engagée sur les systèmes de management dans le domaine de la qualité (série ISO 9000) et de l’environnement (série ISO 14000). Enfin elle a engagé en 2005 des travaux sur la responsabilité sociétale [[Site web de l’ISO sur la Responsabilité sociale ]]: sous le titre de l’ISO 26000.
C’est un domaine totalement nouveau pour l’ISO. Elle a mis en place un processus inédit puisque les délégations nationales sont composées de six représentants de six intérêts différents : entreprises, gouvernements, syndicats, consommateurs, associations et autres organismes de conseil et de recherche. Ces six catégories se réunissent tantôt ensemble en plénier tantôt séparément. Des organismes en liaison associent aux travauxdesorganisationsinternationales comme les principales agences des Nations Unies : OIT, PNUE, UNCTAD, UNIDO, OMS, des initiatives comme le Pacte Mondial, la GRI ainsi que l’Union Européenne et l’OCDE. Enfin divers réseaux associatifs sont aussi présents. Les travaux ont commencé en mars 2005 et devraient se dérouler sur 3 ans.
Pourquoi une entreprise s’intéresse au développement durable ?
Il y aurait une erreur à considérer que l’entreprise devrait s’engager dans le développement durable pour des raisons de législation. Plusieurs motivations sont observées :
- la capacité à créer de la valeur de manière équitable et responsable pour le client et toutes les autres parties intéressées, grâce à une meilleure adéquation permanente de ses produits et services aux exigences et attentes nouvelles des marchés ;
- l’accroissement de son potentiel d’innovation par une anticipation des situations à venir (effet de serre…) ;
- une gestion plus attentive et globale des risques intégrant les aspects environnementaux et sociaux de ces activités afin de prévenir et de gérer les risques d’atteinte à l’image et les conséquences financières d’éventuelles atteintes à l’environnement
- une meilleure gestion du long terme à travers l’investissement sur différents types de capitaux : naturel, social, humain, manufacturé et financier .
- le maintien et la préservation de sa réputation et la valorisation de son image auprès de l’opinion publique.
- la fidélisation de ses clients et la capacité d’élargissement de ses parts de marché. Pour répondre aux attentes le long de la chaîne de la valeur ;
- un facteur de motivation et de mobilisation de son personnel par son engagement dans une politique environnementale et sociale, volontaire et responsable
- la fidélisation des talents et le développement des compétences, ce qui est d’autant plus important dans certains secteurs d’activités où le recrutement est devenu un enjeu majeur.
Si ces différentes clés d’entrée sont utilisées, elles ne le sont en général que rarement ensemble. En fait il y a deux approches. Une approche endogène (inward looking) visant à améliorer la performance de l’entreprise à long terme (management, investissements sur les capitaux immatériels, innovation, performance technique…) et une approche exogène (outward looking) visant à rendre compte à différentes catégories de parties intéressées sans se limiter aux actionnaires et clients (stakeholder/shareholder).
Mais dans les études de comparaison des performances financières (résultat net/chiffre d’affaires) et politique de développement durable, on s’aperçoit que « les sociétés en pointe dans ce domaine ne sont pas récompensées par les “stakeholders” et celles qui en font le minimum sont peu sanctionnées » . En revanche les entreprises les plus engagées ne sont pas les moins rentables.
Comment l’approcher ?
Le SD 21000 [Le [guide SD21000 (FD X30-021)paru en mai 2003 porte sur le Développement durable et la Responsabilité sociétale des entreprises est un guide pour la prise en compte des enjeux du développement durable dans la stratégie et le management de l’entreprise qui propose des bases pour aider à adapter techniquement et culturellement le système de management d’une entreprise afin d’intégrer progressivement les objectifs du Développement Durable.]] propose une approche structurée autour de la notion d’enjeux. Il s’agit pour l’entreprise d’identifier les enjeux les plus importants, significatifs, sur lesquels il convient de garantir un niveau de performance suffisant. Cette identification s’appuie notamment sur les attentes des parties intéressées qui sont, elles aussi, hiérarchisées, mais aussi sur des principes et des référentiels. Cette vision permet de définir le cadre de la responsabilité de l’entreprise et donc de concevoir un programme d’action.
L’expérimentation du SD 21000 [Karen DELCHET, La prise en compte du développement durable par les entreprises, entre normalisation et application. Etude de la mise en œuvre des recommandations du guide Afnor SD21000 au sein d’un échantillon de PME française, [Thèse, Saint-Etienne, 8 mars 2006 ]] a montré notamment qu’il ne semble pas y avoir dans les entreprises considérées de relation entre le niveau de performance et l’importance des enjeux. Les entreprises n’ont pas atteint des niveaux de performance élevés sur les enjeux qui pourtant leur apparaissent les plus importants. Les enjeux hors marché n’ont donc pas fait l’objet d’une approche stratégique. Avoir une démarche stratégique permet d’allouer les moyens adéquats aux objectifs les plus importants. Cela montre l’intérêt d’avoir une démarche structurée.
Le développement durable ne peut se réduire à un outil de gestion des parties intéressées car il comporte des enjeux qui ne sont pas portés par des acteurs. Il ne peut non plus se réduire à un super système de management intégré du type qualité, sécurité, environnement (QSE) combinant économique, social et environnemental.
Il ne peut pas non plus se réduire à un système d’indicateurs permettant d’évaluer et de rendre compte dans un rapport de la performance de l’entreprise en matière de développement durable. Cette approche peut conduire à considérer, dans une conception anglo-saxonne, que le plus important est la transparence et le rendu-compte plutôt que la performance. La sincérité étant plus importante que la performance réelle.
Dans ce contexte quelle pourrait être la vocation de l’ISO 26000 ?
Il devrait pouvoir faciliter la réflexion stratégique permettant à chaque acteur d’identifier ses enjeux “significatifs” et de mettre en place une démarche de progrès. Cette identification passe par une connaissance concrète du cadre institutionnel, des attentes des parties intéressées et des risques et des opportunités offertes par le contexte du développement durable. Cette démarche de progrès doit impliquer une coopération avec d’autres acteurs : des relations mutuellement bénéfiques le long de la chaîne de la valeur (donneurs d’ordre sous traitants), mais aussi la coopération avec d’autres acteurs, notamment du territoire (national ou local), qui peuvent apporter à l’organisation des ressources ou de l’information.
Le fait que l’ISO ne limite pas ses travaux sur la responsabilité sociale aux seules entreprises mais l’étende à tous types d’organisation, implique que le système à venir organise les relations entre différentes organisations. Il devrait alors organiser le mode de fonctionnement des organisations mais aussi un mécanisme de transaction entre elles sur des enjeux non uniquement économiques. Il rejoint une proposition qui avait été faite à Rio en 1992, un principe de coopération général pour le développement durable : « La nécessité de promouvoir un idéal commun à tous les secteurs de la société constitue l’un des principaux défis que la communauté internationale doit relever dans ses efforts visant à remplacer des modes de développement non viables par un processus de développement écologiquement rationnel et durable. L’édification de cet idéal commun reposera sur la volonté de tous les secteurs d’instaurer une véritable collaboration et un dialogue au sein de la société tout en reconnaissant les rôles, les responsabilités et les capacités respectives de chacun. » Mais cela apparaissait comme une déclaration politiquement correcte qu’il fallait encore incarner, la négociation de l’ISO 26000 y concourt d’une certaine façon.
Mais dans la négociation de l’ISO deux visions du monde et du rôle de la RSE semblent s’opposer. Le Tableau suivant donne les éléments du débat.
Vision « nominaliste » |
Vision « substantive et institutionnaliste |
Le monde est fait d’acteurs et d’organisations dont il convient d’organiser les relations sur des principes éthiques : transparence, sincérité… |
Le monde n’est pas gouverné mais organisé avec des institutions et des principes de légitimités variables. Tout type d’organisation doit être conforme aux principes supérieurs tout en maîtrisant les conditions concrètes de sa situation. |
Un référentiel éthique et les processus de relations entre parties intéressées peuvent faire l’objet d’un cadre universel et être vérifié par tierce partie sans s’intéresser à la substance des problèmes |
La variété des organisations et du contexte rend impossible une norme unique, mais appelle un processus permettant d’identifier les normes applicables et éventuellement des vérifications de conformité à un référentiel partiel prenant en compte le contexte |
L’engagement vis-à-vis des parties intéressées est un processus formel. On peut rendre compte de l’« accord » dans un rapport, qui assure la transparence. |
L’organisation doit atteindre des objectifs concrets de performance. Il y a une matérialité de l’engagement. |
L’approche nominale permet à l’organisation de répondre aux demandes de chacune des parties intéressées |
Les bases, le contenu et les objectifs ont une dimension opposable. Toute demande de toute partie prenante ne doit pas être prise en compte |
Le fonctionnement de l’organisation doit viser la conformité à des approches normalisées |
L’organisation doit viser l’amélioration de sa performance |
Le référentiel de management est essentiel. Il permet de découper et de coordonner les processus (vision, politiques déploiement résultats) |
La question la plus importante est la pertinence de la politique, le management assure en aval le déploiement cohérent (processus, moyens et contrôles adéquats) et d’efficacité des résultats |
La prise en compte de la responsabilité vis-à-vis des parties intéressées est la contribution de l’organisation au développement durable |
Aller vers un développement durable implique d’atteindre des objectifs et des performances qui ne sont pas nécessairement portés par les parties intéressées |
Tableau : Deux visions de la RSE qui s’opposent
En conclusion la RSE et le développement durable sont aujourd’hui des notions dont le contour n’appartient pas aux théoriciens mais à une intense négociation internationale. Mais l’une comme l’autre prétendent être des réponses à la nécessité d’apporter des régulations environnementales et sociales à la mondialisation économique.