Dans cette rubrique je vais développer une problématique qui peut apparaitre très théorique alors qu’elle est très pratique : les questions inter-échelles et inter-niveaux. Je tiens à rendre hommage à la publication scientifique de David W. Cash et ses collègues[1] qui date de plus de dix ans maintenant mais qui a développé la substance de ces questions avec une réelle pertinence. Ce qu’écrivent Cash et ses collègues c’est que ces questions, qui sont essentielles en matière de développement durable, sont en fait largement ignorées.
L’échelle temporelle d’abord. Le long terme a été introduit par le développement durable qui prône que la génération présente réponde à ses besoins sans compromettre la capacité des générations futures à répondre à leurs propres besoins. Or le monde politique est court-termiste avec des perspectives concentrées sur la durée d’un mandat. Les politiques de long terme échappent en général à leur vision. Un programme fixé à l’avance avant les élections qui doit donner des résultats pendant la durée du mandat, laisse peu de place pour construire des choix politiques avec la société civile en cours de mandat, ni pour participer à des stratégies de long terme qui traversent la durée des mandats.
Les économistes de leur côté ont toujours sous-estimé le long terme (on se rappelle de Keynes qui affirmait à long terme nous seront tous morts) et l’écrasent par l’artifice comptable des taux d’actualisation.
Seconde échelle, l’échelle géographique, depuis le local jusqu’au global. Le développement durable vise à prendre en compte les limites de la planète par un changement du mode de développement. Le slogan écologiste des années 70 « penser globalement et agir localement », est aujourd’hui dépassé au profit de la prise de conscience qu’il faut tout à la fois penser et agir globalement et penser et agir localement. Le mot global a d’ailleurs ici un double sens. Le premier c’est penser la globalité des problèmes, c’est-à-dire penser système, l’ensemble des questions en même temps et leurs relations. Le développement durable propose de tenir compte à la fois de l’environnement et du développement économique et social. Mais la référence au local dans cette expression, renforce la signification mondiale à ce global.
Sur chacune de ces deux échelles, temporelle et géographique, la coordination inter-niveaux est nécessaire, mais ces échelles se combinent.
La question climatique peut être une bonne illustration de la combinaison inter-niveaux et inter-échelles. C’est un diagnostic et un raisonnement de niveau planétaire qui permet de comprendre l’enjeu et de fixer les objectifs, comme ceux des 1,5 ou 2°C. Ce sont les Etats qui s’engagent sur les objectifs nationaux et les traduisent dans les politiques nationales. Enfin c’est au niveau local que se développent les solutions sous la houlette des régions et des villes. A chaque niveau les institutions sont différentes mais doivent agir en cohérence. La transition vers une économie sans carbone se déroulera sur plusieurs dizaines d’années pendant lesquelles il faut une continuité des politiques.
La maitrise des échelles géographiques et temporelles des problèmes, question inter-échelle, s’incarne dans l’échelle institutionnelle, c’est-à-dire celle des collectivités locales (villes et régions), des Etats et des régions (Europe), et du monde. Or l’arrangement institutionnel actuel fondé sur la souveraineté des Etats date de…1648, la fin de la guerre de trente ans, et les « traités de Wesphalie ».
Ce « système westpahlien » garde la trace des motivations de ces traités qui ont mis fin à un conflit qui ensanglantait l’Europe. Il vise à réguler les rapports de force et les compétitions entre Etats et non organiser leur coopération pour gérer des biens communs.
Cette souveraineté est réitérée dans l’un des principes de Rio de 1992 qui forment la base du développent durable. Le deuxième principe établit « Conformément à la Charte des Nations Unies et aux principes du droit international, les États ont le droit souverain d’exploiter leurs propres ressources selon leur politique d’environnement et de développement, et ils ont le devoir de faire en sorte que les activités exercées dans les limites de leur juridiction ou sous leur contrôle ne causent pas de dommages à l’environnement dans d’autres États ou dans des zones ne relevant d’aucune juridiction nationale. »
Les mondialisations économiques, logistiques (personnes et fret), informationnelles (internet) et humaines ont des conséquences environnementales et sociales qui doivent être régulées à ce niveau mondial. Depuis 25 ans les institutions internationales sur le développement durable tentent d’apporter une réponse. Mais à Rio en 2012 les Etats n’ont même pas pu s’entendre pour transformer le Programme des Nations Unies pour l’environnement en véritable organisation internationale, capable de coordonner les différentes conventions environnementales.
Cash est ses collègues considèrent que le «défi d’échelle» est un défi en tant que tel : ils le définissent comme une situation dans laquelle la combinaison actuelle d’interactions inter-échelles et inter-niveaux sur chacune des échelles menace de saper la résilience d’un système humain-environnement. La société est confrontée à trois défis : (1) la non-reconnaissance des interactions importantes entre échelles et niveaux, (2) la persistance des discordances sur la façon dont les échelles sont perçues et valorisées entre niveaux et échelles dans les systèmes humains/environnement et (3) le manque de reconnaissance de l’hétérogénéité de la façon dont les échelles sont perçues et estimées par différents acteurs, même au même niveau. Ils appellent ces trois défis d’échelle «l’ignorance», «l’inadéquation» et la «pluralité».
On en trouve l’illustration dans la vie politique. Cette incapacité à penser ces interactions conduit à des repris idéologiques sur un seul niveau, en général le niveau national. Le débat Europe/nationalistes est un conflit inter niveau. La défiance vis-à-vis des institutions internationales, comme celle de Trump avec son America first illustre la même question. Les rivalités que nous observons entre les villes et les régions, ou les métropoles et les communautés rurales sont aussi de nature inter niveau. Le populisme anti institutions (à l’extrême gauche) ou antisystème (à l’extrême droite) illustre la négation des niveaux supérieurs des échelles au profit de la seule valorisation de l’expérience individuelle immédiate.
Une des solutions est de considérer selon les sujets le niveau optimum, et donc de traduire dans les compétences des responsabilités différences pour éviter les recouvrements et donc les potentielles sources de conflit. Mais ce découpage très cartésien, ne permet pas de gérer les questions systémiques pour lesquelles interagissent différentes échelles et niveaux.
Cash et ses collègues proposent plusieurs réponses à ces problèmes d’échelle et d’interactions inter-échelles: l’interaction institutionnelle qui permet des coopérations entre différents niveau, la cogestion entre plusieurs niveaux et échelles, et des organisations frontières ou relais qui assurent des traductions et des coordinations entre niveaux et échelles.
En matière de développement durable il y a deux processus qui jouent ce rôle frontière.
Les stratégies de développement durable, qui coordonnent de façon horizontale les institutions en pouvant prendre en compte les niveaux (déclinaison stratégie nationales dans des Agendas 21 locaux) et temporelle si elles survivent aux alternances politique. Ce qui n’est malheureusement pas le cas en France où on ne se laisse pas la chance de cycle d’évaluation et d’amélioration des stratégies.
L’autre approche frontière est l’approche du cycle de vie qui permet autour d’un produit ou service de tracer des impacts aux différentes étapes même si elles relèvent de juridictions différentes (pays). Mais le cycle de vie est aussi temporel depuis l’origine et la conception, en passant par l’usage et la fin de vie.
Avec la vision systémique, la compréhension de ces questions scalaires et interscalaires, est une condition du développement durable. Il serait nécessaire de reconnaitre explicitement ce problème dans le débat politique, et d’en faire la pédagogie.
[1] Cash, D. W., W. Adger, F. Berkes, P. Garden, L. Lebel, P. Olsson, L. Pritchard, and O. Young. 2006. Scale and cross-scale dynamics: governance and information in a multilevel world. Ecology and Society 11(2): 8. [online] URL: http://www.ecologyandsociety.org/vol11/iss2/art8/