Le Monde Economie | 21.09.2016
Largement relayée par les médias l’ouvrage de Philippe Cahuc et André Zylberberg sur « Le négationnisme économique » défend la thèse que l’opinion publique et les politiques publiques s’appuient sur des contre-vérités économiques. Par idéologie ou par intérêt, beaucoup de politiques, de patrons ou d’universitaires nieraient ainsi les connaissances scientifiques apportées par la science économique.
Le postulat défendu par les auteurs est que la science économique serait aujourd’hui devenue une science expérimentale au même titre la physique ou la médecine. Des protocoles rigoureux et le mécanisme de revue par les pairs des publications scientifiques lui garantiraient ce statut de science expérimentale à part entière. Les auteurs ont raison de dénoncer que des faits scientifiquement établis ne servent pas de base aux choix politiques. A l’heure où le populisme dénonce l’establishment, il est nécessaire de renforcer les bases scientifiques et rationnelles des décisions publiques, pour en renforcer la légitimité.
Certes l’analyse rigoureuse des faits économiques peut permettre d’établir des connaissances, mais ces faits sont la plupart du temps contingents et dépendent des contextes culturels, sociaux, institutionnels et écologiques…, ce qui rend difficile de généraliser les connaissances acquises dans un contexte particulier pour les appliquer à un autre contexte. Les cas pour lesquels un protocole comparatif peut être mis en place sont limités. La science est prédictive, l’économie est le plus souvent incapable de faire des prédictions.
L’étude rigoureuse menée, il y a 10 ans déjà, par Philip Tetlock sur les prédictions économiques et géopolitiques, a montré que les prévisions des experts sont en général fausses. Le niveau d’études ou l’expérience des experts n’ont pas d’impact sur la justesse de leurs prédictions. C’est en fait leur exposition médiatique qui a le plus d’influence sur la qualité de leurs prédictions. Plus un expert est médiatique, plus il joue les gourous, moins ses analyses sont fiables. Tetlock considère que les « hérissons », les experts roulés en boule autour de leurs certitudes disciplinaires, sont moins pertinents que les « renards », des experts plus opportunistes et non spécialisés.
Le primat de l’économie revient à donner un statut scientifique, dominateur voir universel, à l’analyse d’un sous-système immergé dans des systèmes plus complexes la société et l’environnement. Le choix des frontières des phénomènes considérés comme significatifs est une hypothèse qui n’est pas scientifique mais déjà de nature idéologique.
L’économie est orthodoxe quand elle se considère comme une doctrine seule vraie, quand elle se distingue des pensées hétérodoxes, qui à ses yeux seraient idéologiques et irrationnelles, quand elle enferme dans la marginalité les chercheurs qui portent ces idées. L’économie orthodoxe a en fait éliminé dans son histoire des courants institutionnalistes qui intègrent les comportements et les phénomènes sociaux comme Thorstein Bunde Veblen (1857 – 1929) ou la bioéconomie comme Nicholas Georgescu-Roegen (1906 – 1994) qui s’appuie sur la thermodynamique et l’écologie, pour n’en citer que deux. L’économie orthodoxe est une idéologie et une force politique en marche.
Innovation mutation transition
La question « schumpetérienne » de la destruction créatrice peut servir d’illustration. Les économistes posent avant tout la question du bilan en emploi de cette création /destruction. Chacun allant de sa prédiction, et de son hypothèse sur la valeur l’effet multiplicateur : le rapport emplois créé par rapport aux emplois détruits. Si plus d’emplois sont créés que détruits, il suffit de laisser faire les forces du marché. Si inversement la destruction dépasse la création il faut freiner l’innovation. Cet indicateur est en fait d’aucune utilité.
Selon Schumpeter l’innovation créatrice révolutionne incessamment la structure économique en détruisant ses éléments vieillis et en créant continuellement des éléments neufs. Si la structure économique change, les relations entre les variables changent et donc il n’est plus possible de raisonner à structure constante. C’est d‘autant plus vrais que le numérique modifie profondément la nature de la relation et les coûts de transactions entre les agents économique et rend possible des systèmes coopératif, ou hybrides compétitifs/coopératifs, ce qui remet en cause des dogmes solidement établis en économie.
La transition écologique et numérique dans laquelle nous sommes engagés nécessite des réponses institutionnelles, des deux côtés destruction et création :
• L’accompagnement et la reconversion des perdants, victimes de la destruction : les territoires, les entreprises ou les humains.
• La facilitation des innovations d’autre part à travers des institutions qui permettent le développement de systèmes d’innovations.
Dans un contexte de mutation profonde, la pression pour maintenir les activités en difficulté est plus forte que celle du soutien aux nouvelles. Les moyens mis en France sur le nucléaire comparés au développement des systèmes renouvelables et décentralisés illustrent le résultat de ce rapport de force.
De multiples disciplines scientifiques sont nécessaires pour éclairer les politiques. On ne peut se passer de l’éclairage de l’économie, mais celle-ci laisse trop de zones d’ombres pour se priver d’autres éclairages, l’éclairage par d’autres disciplines scientifiques (sociologie, science politique, écologie…), par les dispositifs d’évaluation de politiques publiques diligentés par les corps d’inspection de l’administration, mais aussi par l’expérience et l’avis des acteurs qui agissent sur le terrain. Il faut tout à la fois, plus de science et plus de conscience des limites de la science.
Christian Brodhag, Directeur de Recherche Ecole nationale supérieure des Mines de Saint-Etienne, Ancien délégué interministériel au Développement Durable