La tribune d’Emmanuel Faber « Exiger que la matérialité s’étende au-delà du domaine économique est en réalité simpliste » vise à cacher le fond du problème en opposant trois questions qui s’avèrent complexes mais solubles.
Commençons par répondre à ces objections, avant de considérer le fond.
Il objecte que la valeur est différente selon les parties prenantes, qu’il est donc illusoire d’en tirer un indicateur monétaire. Mais son argumentaire est révélateur : « Par exemple, la pollution d’une rivière entraînera des préoccupations bien différentes selon qu’il s’agit de la municipalité qui supportera le coût de la dépollution, de l’association de pêche locale qui déplorera la disparition de son espèce favorite, ou d’une ONG qui ne décomptera au contraire que les espèces protégées. »
Depuis 1972, l’OCDE a proposé le principe de pollueur payeur qui est la base des politiques environnementales des pays développés. Emmanuel Faber exonère l’entreprise de sa responsabilité en considérant que c’est la collectivité qui DOIT supporter le coût de la dépollution.
La deuxième illusion, selon Emmanuel Faber, serait de croire que la double matérialité pourrait permettre la comptabilisation exhaustive des impacts d’une entreprise. L’exhaustivité est une approche comptable. L’analyse de matérialité doit être stratégique. Une norme dont les prémices ont été rédigés il y a 20 ans propose une analyse de double matérialité stratégique : « NF X30-029 Responsabilité sociétale – Analyse de matérialité – Priorisation des domaines d’action et des parties prenantes selon les lignes directrices de la norme ISO 26000 ».
La question des données est en revanche cruciale, mais il y a d’autres solutions, que tirer parti de la difficulté pour se désintéresser du problème « pour une mesure physique précise des impacts sur la biodiversité par exemple, il faudrait générer des millions de points de référence de bio-équilibres ». C’est une question clé à laquelle l’Europe a apporté une approche pragmatique pour lutter contre la déforestation importée à partir de données satellitaires. Mais demain le jumeau numérique des villes et des territoires pourra fournir des données utilisables. Cette question fait l’objet de projets de normalisation au niveau européen (CEN).
La troisième illusion serait « que la double matérialité serait coercitive pour les entreprises, et donc efficace en soi. On entend souvent qu’elle seule conduirait les entreprises à se conformer aux accords de Paris sur le climat. » Tout ne se passe pas dans la sphère financière. La stratégie de l’entreprise, le développement de son marché, ses choix technologiques… sont des éléments que le marché doit prendre en compte.
On dispose pour cela de normes non financières. Pour le climat une première ébauche a été publiée par l’ISO il y a un an : IWA42 « Lignes directrices relatives à l’objectif de zéro émission nette pour suivre l’engagement de neutralité carbone ».
L’argument final d’Emmanuel Faber, se satisfaire de la définition, du champ d’application de la matérialité comptable l’ISSB : « L’entreprise et ses ressources et relations tout au long de sa chaîne de valeur forment ensemble un système interdépendant (…), ce qui contribue à leur préservation, leur régénération et leur développement, ou à leur dégradation et leur épuisement (…) et sa capacité à créer de la valeur pour elle-même est inextricablement liée à la valeur qu’elle crée, protège ou érode pour les autres. »
L’élargissement du modèle économique aux relations contractuelles dans les chaines de valeur, ne s’intéresse qu’à la création de la valeur qui pourrait se partager, et aux capitaux humains, sociaux et naturels utiles pour l’entreprise.
Mais ces objections qui ont chacune des réponses non simplistes visent à cacher l’essentiel. La simple matérialité vise uniquement les risques et les opportunités pour l’entreprise et leur impact sur le compte de résultats et le bilan. Les impacts sur l’environnement et la société sont des externalités qui sont délibérément- non prises en compte par la simple matérialité. On retrouve une question classique du passager clandestin qui embarque sans payer son billet. Non seulement, l’ISSB valide la stratégie du passager clandestin, mais il fournit des faux billets.
Enfin Emmanuel Faber dénonce : « ce mépris à l’égard de la matérialité des marchés financiers est dangereux, car c’est bien elle, et elle seule, qui pourra réorienter des milliers de milliards d’euros en faveur de la transition dans le temps imparti. » C’est justement la double matérialité qui permet le financement de cette transition, et pas la simple matérialité.
La double matérialité ne se limite pas à la finance, mais relève aussi de la responsabilité sociétale.
La question est ancienne, dans son ouvrage Capitalisme et Liberté, Milton Friedman déclare en 1962 : « Peu d’évolutions pourraient miner aussi profondément les fondations mêmes de notre société libre que l’acceptation par les dirigeants d’entreprise d’une responsabilité sociale, autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs actionnaires. C’est une doctrine fondamentalement subversive. »
Cette vision est restée d’actualité pour les Procureurs Généraux (General Attorney) de 19 Etats américains qui écrivent le 4 août 2022 à BlackRock un fond qui intégrait des critères climatiques dans ses investissements : « BlackRock semble utiliser l’argent durement gagné des citoyens de nos États pour contourner le meilleur retour sur investissement possible, ainsi que leur vote. Les engagements publics passés de BlackRock indiquent qu’elle a utilisé les actifs des citoyens pour faire pression sur les entreprises afin qu’elles se conforment aux accords internationaux tels que l’Accord de Paris qui forcent l’élimination progressive des combustibles fossiles, augmentent les prix de l’énergie, stimulent l’inflation et affaiblissent la sécurité nationale des États-Unis. »
C’est l’ensemble du système normatif qu’il faut considérer pas seulement la normalisation comptable.
Il est nécessaire notamment de se raccrocher à l’ISO 26000 la norme sur la responsabilité sociétale qui s’appuie sur la double matérialité. Sa légitimité internationale n’est pas contestable, sa rédaction a impliqué 99 pays représentés par 6 parties prenantes (gouvernements, entreprises, syndicats, consommateurs, ONG et académiques) et des organisations internationales. Certes, les Etats Unis font partie des 5 pays qui ont voté contre cette norme (avec Cuba et la Turquie…).
L’Europe et les pays européens devraient cesser de financer plus l’IFRS qui héberge l’ISSB que son homologue européen l’EFRAG qui porte la double matérialité.
La question de double matérialité ne se limite pas à la finance, mais concerne l’ensemble du contexte normatif qui organise l’économie. La stratégie européenne de normalisation, portée par Thierry Breton, vise non seulement la compétitivité des entreprises européennes mais aussi la promotion des valeurs et les engagements environnementaux et sociaux européens. Mais dans ce cas les enceintes de négociations sont le CEN et l’ISO.