L’abandon des hausses du carburant est une calamité pour ceux qui ne raisonnent, qu’au niveau macroéconomique. Pour ceux qui ne disposent que d’un marteau, le monde ne ressemble qu’à des clous. La doctrine du prix unique et élevé du carbone prétend permettre un ajustement rationnel des acteurs économiques et la diminution automatique des émissions. La décision est simple à prendre au sommet de l’Etat. Cette réponse à l’enjeu climatique se combine au nucléaire, la seule énergie décarbonée que l’on peut mobiliser par une décision unique et centralisée.
Deux décisions, deux clous à enfoncer de force et un seul manche. Dans le monde des clous et des marteaux, si le monde réel résiste c’est que l’on ne frappe pas assez fort pour vaincre les frottements dus à une société « résistante au changement ».
Ce modèle du prix unique du carbone est inefficace sur le plan économique, s’il n’est pas modulé, adapté et inséré dans le processus réel de décision.
Les acteurs économiques réels décident en rationalité limitée, ils ne peuvent pas connaitre et évaluer toutes les options qui s’offrent à eux. Quand il n’y a pas de solutions disponibles sur l’étagère il faut innover, ce qu’ils ne peuvent faire seuls. Ces limites sont d’autant plus importantes que les acteurs économiques sont de simples citoyens.
La seconde limite économique tient à l’arbitrage court terme et long terme, les solutions relèvent de le plus souvent de l’investissement et s’amortissent sur un temps long. Faire payer le carbone instantané ne déclenche des solutions d’investissement que si l’évolution du prix du carbone est prévisible sur la durée de l’amortissement. On a vu ce qu’il advient d’un processus fixé à l’avance. L’anticipation du futur et l’arbitrage fonctionnement/investissement ne sont pas les mêmes pour un décideur public, Etat ou Collectivité, une multinationale, une PME et un simple citoyen. Et leur possibilité d’accès au crédit sont très variables, ils ne peuvent aborder la question des investissements de la même façon.
Ce modèle du prix unique du carbone est socialement injuste. Les plus démunis de solutions, ou qui n’ont pas la connaissance des solutions possibles, ne disposent pas de la capacité d’investir et donc d‘échapper à la taxe. Ce sont ceux pour qui l’impact de la taxe est la plus insupportable. En revanche les gros pollueurs (transport aérien ou maritimes) pour qui le prix du carbone serait légitime échappent à la taxe. Ce modèle est politiquement inefficace car il n’associe pas les assujettis à la définition des objectifs et des solutions. L’illusion rationaliste vue de l’Etat, baisser les coûts de transaction par un prix unique et piloter par des indicateurs macroéconomiques, et en fait la cause de sa cécité sur le monde réel, et l’incompréhension des assujettis. Il se rêve Léviathan omniscient et se réveille Polyphème, cyclope privé de son unique œil.
Il est nécessaire de développer une approche institutionnelle qui combine les outils réglementaires, financiers et informationnels, cette combinaison doit être adaptée à chaque cas évaluée et évolutive. Elle doit encadrer les processus d’innovations. Elle doit s’inscrire dans le développement durable qui s’intéresse « aux besoins essentiels des plus démunis ». La fiscalité n’est qu’un élément de la panoplie des outils.
Mais le moteur du changement n’est pas uniquement descendant. Des solutions émergent de la société, des collectivités et des entreprises. Ces solutions se développent dans des systèmes d’innovation qui combinent la coopération de nombreux acteurs. C’est une mécanique faite d’engrenages, de cliquets, de leviers, de lubrification… qui tiennent de l’horlogerie et pour laquelle l’usage du marteau est même dangereux. Les institutions doivent faciliter et accompagner ces évolutions et ne pas les ignorer.
L’innovation n’est pas seulement technologique, elle touche aussi l’organisation sociale, les modèles, économiques, elle mobilise les outils numériques. Elle peut être massivement frugale et ne pas s’appuyer sur des hautes technologies sophistiquées. Elle peut s’inscrire dans l’économie de fonctionnalité, créer de la valeur avec l’ensemble des acteurs de la chaine de la valeur pour fournir des services au lieu de vendre des produits… L’économie circulaire offre de nombreuses opportunités.
Que mille transactions de fassent, que mille initiatives se prennent, que mille contrats se nouent… Ils ne pourront pas être contrôlés de façon centralisée 1. Les technologies de l’information permettent aujourd’hui la personnalisation de masse c’est-à-dire la production industrielle de solutions individualisées . Les territoires s’avèrent la bonne échelle pour développer des initiatives. Enfin dans une perspective d’innovation ouverte il s’agit d’associer les citoyens et les consommateurs en amont dans la définition des objectifs et des moyens et en aval dans l’évaluation.
La boussole de ces changements n’est pas seulement fiscale ou réglementaire, ces solutions et innovations doivent être orientées par l’évaluation de la performance.
Sur le plan environnemental il faut que les solutions soient évaluées dans une logique de cycle de vie pour éviter qu’un progrès à une étape se paie de régression dans les autres. Ils doivent aussi prendre en compte les effets rebond c’est-à-dire que l’amélioration de la performance d’un objet ou d’une technique multiplie son usage au point d’avoir globalement l’effet inverse 2.
Sur le plan économique, il est intéressant d’évaluer le prix du carbone implicite des solutions, c’est-à-dire le coût d’abattement des émissions résultant des différentes fiscalités et contraintes réglementaires. Quand Alfred Sauvy proposait d’évaluer le coût de la vie humaine, il n’envisageait pas d’en faire commerce ou de taxer les vivants, mais de comparer les dépenses publiques de sécurité visant à économiser les vies humaines. Sur le plan social il faut considérer les effets distributifs des politiques. L’évaluation économique est un des outils mais pas le seul.
Considérer qu’il doit y avoir nécessairement un coût additionnel des solutions environnementales et de la nécessité de prendre en charge ce surcoût environnemental, encourage des comportements de rente et des situations acquise. L’éco-innovation doit être viser à la fois le coût inférieur au marché, la performance environnementale multipliée par 4 voire 10, et le service apporté supérieur. Tout cela en même temps.
Penser le changement avec la société est possible, mais c’est un changement institutionnel qui ne peut être imposé par en haut. Il faut des institutions ouvertes agiles pour faciliter cette mutation profonde.
1 – C’est l’objectif de Construction21 d’offrir un outil pour cela. www.construction21.org.
2 – C’est l’objectif du Pôle ecoconception de promouvoir auprès des entreprises l’approche cycle de vie. www.eco-conception.fr/