Colloque les Acteurs Urbains. MATE, Paris le 15 octobre 1999
Christian Brodhag[1]
1. Un concept perçu comme anglophone
Faut-il utiliser le mot gouvernance, ou doit-on laisser ce terme aux anglophones ? La quasi-totalité des textes internationaux est discutée en anglais, les traductions dans les autres langues tardent malgré le statut de langue de travail du français et de l’espagnol par exemple. Qui plus est les traductions sont imparfaites et fluctuantes, ce qui pose des problèmes de compréhension. Le développement durable s’est d’abord appelé développement soutenable[2] pour le même mot anglais sustainable development. De même la traduction française du même Agenda 21 fait état de rationnel (225 occurrences) mot qui est rarement la traduction de rational (25 fois) mais principalement par le mot sound (solide, juste, sain, 150 fois) par exemple dans ecologically sound technology, mais aussi sustainable (durable), optimized, efficient, appropriate. Le chapitre 18 sur la gestion des eaux douces, thème pour lequel les francophones jouent un rôle influent, voit au contraire l’usage répété de l’anglais rational (13 fois sur les 25 au total de cet usage en anglais). Le global est traduit littéralement de global en anglais (global change) qui signifie mondial ou universel, et non ce qui est le véritable sens de ce mot en français “ considéré dans sa totalité ”. Une réflexion francophone sur les mots justes et leur traduction de, et en, anglais est fondamentale. Sinon des faux sens se propagent, ou l’on disserte sur l’étymologie de ces mots et l’on construit des théories fondées sur … des imperfections de traduction. Il est pourtant essentiel que le pluralisme des langues de travail subsiste pour porter les différentes cultures et approches.
Le mot anglais governance traduit aujourd’hui par gouvernance, présent seulement 8 fois dans le texte original en anglais, est absent du texte en français de l’Agenda 21 de 1992. Ses traductions sont variables se rattachant le plus souvent à l’administration (4 fois) mais aussi action, moyens juridiques et institutionnels, gestion, niveau administratif.
Dans la plupart des textes ce terme est associé à la fois à la démocratie et à l’administration, à la transparence, la participation et la responsabilité. Les institutions et les méthodes, permettant d’impliquer l’ensemble des parties prenantes pour un développement durable, combinent démocratie participative et élective, des outils d’évaluation des politiques et de transparence du processus de décision relèvent d’un contexte général qualifié de bonne gouvernance.
Le Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) : donne les définitions suivantes[3] : “ La gouvernance peut être considérée comme l’exercice des pouvoirs économique, politique et administratif pour gérer les affaires des pays à tous les niveaux. Il comprend les mécanismes, procédés et institutions par lesquels les citoyens et les groupes articulent leurs intérêts, exercent leurs droits légaux, remplissent leurs obligations et gèrent leurs différences. La bonne gouvernance est, parmi d’autres choses, participative, transparente et responsable. Elle est aussi efficace et équitable. Et elle fait la promotion du cadre de la loi. La bonne gouvernance assure que les priorités politiques, sociales et économiques sont fondées sur un large consensus dans la société et que les voix des plus pauvres et des plus vulnérables sont au cœur du processus de décision sur l’allocation des ressources pour le développement. ”
Cette gouvernance met en œuvre des principes et des outils mais surtout tente d’organiser les relations entre les différentes institutions et les parties intéressées. Là où l’approche classique voyait des frontières de compétence, elle propose de mettre en œuvre des relations et d’instaurer le dialogue. “ Dans le schéma classique, l’exécutif décide, le législatif délibère, le judiciaire juge et les médias assurent la circulation de l’opinion. Aujourd’hui à l’exception sans doute de l’exécutif, chacun de ces pouvoirs agit aussi sur le terrain des autres. Il ne faut pas les considérer isolément, dans leur cadre respectif, mais estimer leur capacité d’animer de façon articulée la vie démocratique. ”[4]
2. La gouvernance et relations entre acteurs
La Fondation Charles Léopold Mayer pour le Progrès de l’Homme de Pierre Calame, plus proche du terrain, propose un travail sur la gouvernance rendu nécessaire pour répondre à la “ crise profonde de l’action publique et en particulier de l’Etat, miné à l’intérieur par l’exigence de décentralisation et à l’extérieur par des interdépendances mondiales de plus en plus fortes. ” Pour cela elle propose des pistes d’action :
“ 1. l’élaboration par échange d’expériences de nouveaux principes de gouvernance faisant une large place aux formes de partenariat et à l’articulation des pouvoirs publics à différents niveaux géographiques,
- les méthodes de gestion des territoires dans une perspective de développement durable,
- les stratégies de transformation de l’administration, en particulier l’évolution des politiques en direction des populations les plus pauvres,
- les modalités de gestion de la société mondiale et le rôle des « régions du monde » dans cette gestion.”[5]
Si l’on considère la gouvernance locale faut-il généraliser un modèle d’institution universel ou au contraire mettre en jeu des mécanismes qui permettent de mettre en œuvre une bonne gouvernance dans la variété des situations institutionnelles.
En effet le poids respectif des différentes institutions varie d’un pays à l’autre selon le contexte historique, politique culturel ou social. Il ne faut pas faire de préalables institutionnels, comme la décentralisation avant toute progression vers la bonne gouvernance. La Figure 1 montre la structure générale des institutions avec 5 acteurs majeurs. Les collectivités locales peuvent être de plein exercice ou au contraire totalement administrées par l’Etat. Dans ce cadre la déconcentration de l’administration de l’Etat en rapprochant sa gestion de ses administrés peut être un progrès et amorcer une évolution vers a décentralisation à long terme. Les services publics peuvent être en gestion directe ou au contraire concédés au secteur privé. Soit, on approche ce thème par des a priori idéologiques et l’on aboutit rapidement à un blocage, soit on réfléchit aux conditions de bonne gouvernance qui doivent accompagner chacune des deux situations.
Figure 1 : les acteurs des institutions
La bonne gouvernance doit pouvoir s’adapter à ces différents contextes tout en les faisant évoluer. En revanche il est possible d’énoncer des principes qui doivent régir les relations entre ces acteurs :
- clarification des rôles et des responsabilités :
les institutions doivent être lisibles et compréhensibles pour tous les acteurs
- procédures de partage des objectifs
les objectifs et les stratégies des différents acteurs doivent être parfaitement lisibles et des procédures de dialogue doivent permettre que les objectifs partagés soient identifiés (recherche du consensus)
- renforcement des capacités de chacun des acteurs
l’efficacité de l’ensemble dépend de celle des parties, chacun doit donc participer au renforcement des capacités des partenaires
- transparence
le principe de la transparence sur les objectifs et les moyens (contrats, budgets…) est la base de la coopération
- confiance
reposant sur la transparence, la confiance est conditionnée par la lutte contre la corruption et la prévention par la mise en place de mécanismes qui ne la suscitent pas, par exemple des approches multiacteurs des problèmes et des décisions (la corruption est plus facile à deux qu’à plusieurs)
- évaluation
la capacité d’évaluer les résultats des politiques et des programmes doit reposer sur la construction de systèmes de mesure, de collecte d’information, et de réévaluation dans une perspective d’amélioration continue (principe de la roue de Demming en usage dans les certifications qualité ou environnement ISO 9000 ISO 14000).
- concertation contractualisation
l’ensemble des relations entre les acteurs dans la concertation doit pouvoir conduire à des approches contractuelles scellant la reconnaissance du rôle de chacun des acteurs.
4. Les outils
On peut identifier quatre outils permettant la mise en œuvre du développement durable, qui forment un cadre cohérent de cette gouvernance :
- L’Agenda 21 signé à Rio formalisait point par point les thèmes qui seront à l’ordre du jour des préoccupations pour le XXIème siècle. Il proposait que l’élaboration d’Agenda 21 locaux permette à l’ensemble des acteurs locaux et aux citoyens de préciser leurs objectifs dans des chartes formelles. Ce point a été repris par la loi Voynet sur l’Aménagement et le développement durable du territoire.
- Comme le PNB ne peut représenter les évolutions vers la durabilité, la mise au point d’indicateurs du développement durable formaliserait et quantifierait les objectifs de ces Agendas 21, en permettant à chacun de mesurer sa progression vers ces objectifs. Le développement durable implique en effet des obligations de résultats et non plus seulement de moyens. Cette approche d’indicateur est aussi reprise aujourd’hui notamment avec la circulaire de la Ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement aux Préfets de Région du 11 mai 1999, où elle propose une batterie d’indicateurs.
- Des enceintes de discussion comme des commissions ou cercles du développement durable devraient permettre à chaque niveau de gérer les Agendas 21 et les indicateurs en mobilisant l’ensemble des acteurs concernés.
- Enfin il est essentiel d’identifier les bonnes pratiques, les meilleures techniques, et de les généraliser.
On peut considérer que ces quatre outils forment ensemble une approche cohérente. Les bonnes pratiques risquent de n’être que de la communication pour magazine en mal de copie, si elles ne s’appuient pas sur une évaluation fondée sur des indicateurs. Des indicateurs disjoints d’un cadre concret d’action et de la participation des acteurs concernés par les décisions, risquent de n’être que des outils technocratiques.
5. L’évaluation au cœur de la concertation.
L’évaluation doit faire intégralement partie de la définition des politiques : “ L’évaluation a priori et a posteriori des projets et réalisations doit être mise en œuvre non seulement pour l’exercice actuel des schémas de services et des contrats de plan Etat-région, mais aussi pour toutes les opérations ultérieures. L’évaluation n’est pas l’annexe d’une politique, elle en fait intégralement partie : elle suppose de définir explicitement, dès le début : des objectifs, des paramètres de suivi, des échéances de contrôle voire de correction, et pour ce faire, d’ouvrir la concertation à tous les partenaires concernés. ”[6]
Mais quels que soient les efforts d’affinement des indicateurs, l’information disponible pour les choix en matière de développement durable restera imparfaite. Les parties prenantes ne souhaiteront donc pas s’engager dans des processus irréversibles, d’où le principe de l’amélioration continue fondée sur l’évaluation périodique (Figure 2).
Figure 2 : un processus collectif d’amélioration continue
Des mécanismes d’amélioration continue collective, le partage des informations n’affaiblissent pas les institutions représentatives. Les élus gardent un rôle essentiel mais ils peuvent animer le processus et s’appuyer sur des mécanismes permettant de dégager des consensus ou des contrat collectifs sur des objectifs partagé. Le débat est aussi un moyen de faire mûrir la prise de conscience des problèmes.
Le processus lui-même de recherche de la solution la rend elle-même plus acceptable qu’une solution identique imposée suite à un processus rationnel, technocratique. Le coût de transaction qu’il faut dépenser dans ce processus de concertation est en fait un investissement qui garantit l’acceptabilité à long terme de la solution ainsi dégagée. La dimension cognitive de l’apprentissage lors de la négociation conduit à faire évoluer les préférences des acteurs au cours de la négociation, grâce aux échanges d’information. Cela permet d’aboutir à une solution “ robuste ” en face d’un contexte multiacteurs instable. On peut citer la prise en compte du long terme. Dès le moment ou les acteurs sont amenés à se projeter dans l’avenir, leurs points de vue peuvent converger, et les contradictions environnement et développement s’estomper. Dans le contexte de l’entreprise c’est indéniable, l’environnement est mieux pris en compte dès que l’on envisage les investissements et les coûts à moyen terme.
[1] Ancien président de la Commission Française du Développement Durable, Directeur de Recherche, Ecole des Mines de Saint-Etienne, http://www.agora21.org, Mel : brodhag@emse.fr
[2] dans l’édition française de 1989 du rapport Brundtland et même encore aujurd’hui dans certains documents européens qui utilisent simultanément les deux termes
[3] Governance for sustainable human development, a UNDP policy document? http://www.undp.org/uncdf/Franc/role/table.htm
[4] Pierre Rosanvallon, La politique et le conflit, le Monde 15 16 janvier 1995, p13
[5] http://sentenext1.epfl.ch/fph/French.wlproj/eta.html
[6] circulaire de la Ministre de l’Aménagement du territoire et de l’Environnement aux Préfets de Région, 11 mai 1999