La conjonction de la préparation du sommet mondial sur le développement durable de Johannesburg (septembre 2002) et des prochaines présidentielle et législatives est un handicap à un débat serein sur la contribution de la France. La discussion sur la capacité de la classe politique à intégrer réellement le développement durable et à proposer des stratégies sera malheureusement éclipsée par la question : qui, de la gauche ou de la droite, est capable d’intégrer suffisamment le discours écologiste, voire d’abandonner à dose homéopathique quelques circonscriptions, pour assurer le report des voix au second tour ? La multiplicité des candidatures à la présidentielle se réclamant de l’écologie en est un premier signe.
Le succès apparent du développement durable ne désarme pas ses opposants qui tentent de dénaturer un concept trop consensuel pour être attaqué de face. Dès 1992, les opposants avaient ouvert deux fronts. Le premier était le front scientifique et le second celui de la place de la nature. Le premier était international, le second plus franco-français. Il était alors de bon ton de renvoyer l’écologie à l’obscurantisme. Aujourd’hui, sous la pression malheureuse de crises évitables, le principe de précaution est entré dans les moeurs, même si l’on confond trop souvent prévention et précaution, laquelle implique une décision politique prise en absence de certitude scientifique.
Depuis 1992, pour le changement climatique, la certitude scientifique est largement établie au niveau global, même si son ampleur et ses conséquences locales ne sont pas pour l’instant prévisibles avec précision. On retrouve çà et là une subsistance de l’ancien débat à travers la manipulation des termes.
C’est surtout sur la place de la biosphère que se situe le conflit profond. En 1991, Génération Ecologie, à l’époque appoint à la majorité socialiste, dirigée par Brice Lalonde (alors dans sa période rose, avant sa période bleue), et Noël Mamère (avant sa période Tapie et sa période verte), devait marquer sa différence avec les Verts et écrivait par exemple : « Tout être humain digne de ce nom doit préférer voir l’Antarctique compter un ou deux phoques de moins que de voir un père (ou une mère de famille) chômeur de longue durée se retrouver dans l’impossibilité d’élever correctement ses enfants. »
Cette dialectique perfide s’appuyait sur un raisonnement absurde : comment imaginer que la mort d’un phoque puisse sauver un emploi ? Mais ce raisonnement allait être théorisé et mis en scène par Luc Ferry, l’année de Rio (1992) : « Chacun sait ou finira par savoir que l’écologie, ou du moins que l’écologisme, possède des racines douteuses et que les relents pétainistes du terroir n’y sont pas toujours absents. »
Prolongée par une campagne de presse et d’affichage lancée par Actuel, sur le thème « Ecolos fachos », cette bataille idéologique conduisit alors Alain Lipietz à témoigner avec Actuel pour éliminer les naturalistes prétendument « fachos » des Verts, et finalement à positionner les Verts dans le sillage du PS.
On pourrait croire ce point d’histoire clos. Il n’en est rien. Du fait de la progression du développement durable, ce thème resurgit çà et là, pour l’instant sous une forme bénigne.
Ecologie bleue, le courant animé au sein de l’UDF par Patrice Hernu, demande (le 10 mai dernier) à son parti de prendre l’initiative d’organiser des assises de l’écologie humaine. De son côté, le Collège des hautes études de l’environnement organise son colloque de clôture, début juillet, sur le thème « La Terre a besoin des hommes ».
J’ai évoqué les noms de personnalités se réclamant de l’écologie, et non l’ensemble de la classe politique, car elle est étonnamment muette sur ces points, mis à part quelques interventions isolées ou plus outrancières encore. On ne peut qu’exhorter ceux qui se positionneront dans la prochaine élection à ne pas se laisser entraîner à ce niveau du débat, et à contribuer à un véritable débat politique sur le développement durable pour préparer le sommet de Johannesburg conformément à la demande du sommet européen de Göteborg.
Le terme de développement durable (on traduisait à l’époque sustainable par « soutenable ») a été réellement popularisé par le rapport Brundtland en 1987 : « Le développement soutenable est un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs ». Plus le concept se diffuse, plus ses adversaires, en feignant de s’y rallier, tentent de le maquiller. Le développement durable ne semble progresser dans certains milieux qu’au prix de sa mutilation, avec le refus de traiter sur le même plan les trois aspects de l’équité sociale (principalement pour garantir les besoins essentiels des plus démunis), de la pérennisation des équilibres naturels (pour eux-mêmes et pour ce qu’ils apportent aux êtres humains) et de l’efficacité économique qui devraient être considérés en même temps de façon intégrée.
Des lois ont été votées. Mais un exercice en chambre, fût-elle des députés, ne suffit pas si les acteurs de la société ne s’emparent pas des nouveaux outils mis à leur disposition et surtout s’ils ne sont pas conscients des enjeux. C’est le rôle du débat politique de cerner ces enjeux. Dans la perspective de Rio + 10, la question, en France, est double : elle concerne au niveau local la mise en oeuvre réelle de ces nouvelles lois susceptibles de contribuer au développement durable, et au niveau global les propositions de notre pays pour une gouvernance mondiale susceptible d’encadrer le marché mondial en matière environnementale et sociale.
Débattre de ces enjeux serait pain béni pour une campagne électorale qui se déroulerait dans une démocratie adulte. Mais sommes-nous dans une démocratie adulte ?