Introduction historique
La question du social dans le développement durable a émergé progressivement. Le rapport Brundtland (1987) le définissait ainsi « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures à répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion : le concept de « besoin », et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale imposent sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir.»
Cette définition contient deux éléments : l’accès des plus démunis aux besoins essentiels et l’organisation sociale, c’est-à-dire un problème individuel qui tient à l’équité sociale et un problème collectif celui de l’organisation sociale. Ainsi la lutte contre la pauvreté constitue une composante essentielle du développement durable (principe 5 de Rio).
Cette définition était avant tout une question mondiale des rapports « nord/sud » qui s’est élargie à tous les niveaux (nationaux et locaux). Le « contrat » de Rio (1992) s’appuie sur le principe de responsabilités communes mais différentiées (principe 7 de Rio) : les politiques environnementales doivent tenir compte du poids du passé (des pays industrialisé) et de la capacité à mettre en œuvre les mesures. Ce n’est que plus tard qu’a émergé la notion des trois piliers.
Un autre élément du développement durable et la question d’intégration de l’environnement dans le développement (principe 4 de Rio). Elle a évolué vers la nécessité d’intégrer les 3 piliers qui se « renforcent mutuellement » (Johannesburg 2002). Il ne s’agit donc pas d’envisager le social pour le social mais dans les interactions entre le social et l’environnement et l’économique. Intégrer le social et l’économique n’est pas une façon d’affaiblir l’environnement (comme le pensent certains environnementalistes) mais au contraire le moyen à la fois d’éviter des obstacles et des blocages à la progression de la performance environnementale mais aussi de mobiliser la société et ses forces productives dans l’identification et la mise en œuvre de cette performance environnementale et du découplage développement et pressions sur l’environnement.
Cette intégration est due à la dimension systémique des problèmes devant lesquelles les approches sectorielles sont inefficaces, car en réglant un problème dans un secteur on le transfère à un autre.
Le développement durable apporte aussi des dimensions nouvelles :
La dimension long terme : conduire des mutations qui touchent non seulement le court terme mais aussi le long terme, c’est-à-dire regarder autant les flux (le revenus du travail) que les stocks (le capitaux naturels, sociaux, techniques…). Fixer la taxe de façon croissante la taxe carbone pour avoir une lisibilité sur les choix politiques et une progressivité qui permet aux acteurs d’ajuster leur stratégie et leur trajectoire d’adaptation. Mais cela rencontre des difficultés institutionnelles (l’annualité budgétaire) et politiques (un consensus politique garantissant la continuité de la politique au-delà de possibles alternances politiques).
La dimension globale : il s’agit d’organiser la cohérence entre les régulations mondiales (pour une grande partie à construire) et les niveaux régionaux (au sens ONU = Europe), nationaux et locaux.
Les processus coopératifs en lien avec la dimension systémique, conduisent à impliquer les citoyens dans les politiques, et plus largement de prendre en compte les parties prenantes (le processus Grenelle en est une illustration).
La diversification des leviers des politiques publiques : réglementaire, fiscal, marchés publics, informationnel et contractuel… Cela implique de nouvelles fonctions pour l’Etat : l’Etat stratège, facilitant la mise en place de consensus et de processus coopératifs, Etat exemplaire s’appliquant à lui-même ce qu’il demande aux autres…
Par l’ensemble de ces changements, qu’il implique, le développement durable est pour une grande part une question de pilotage d’une mutation profonde et graduelle (facteur 4 en 2050). Il s’agit conformément à la définition de Brundtland de changer la technique et l’organisation sociale.
Ce changement doit toucher les valeurs et des visions de la société. La responsabilité collective se décline au niveau individuel (fondée sur des droits et des devoirs tels qu’introduits dans la constitution par la charte de l’environnement), et la responsabilité sociétale de tous types d’organisation.
Ce changement s’appuie aussi sur des processus collectifs (la sociologie de l’innovation montrant que les aspects organisationnels et les réseaux sont fondamentaux pour la diffusion d’innovation tant technique qu’organisationnelle).
De façon plus concrète, nous pouvons distinguer deux éléments dans la dimension sociale : une dimension individuelle et une dimension collective (relation à la société organisée).
La dimension individuelle
La dimension individuelle a plusieurs composantes :
– les politiques environnementales ne doivent pas avoir de conséquences discriminantes sur le plan social et aggraver les inégalités,
– les inégalités écologiques, qui s’ajoutent aux inégalités sociales, doivent être résolues spécifiquement. Ces inégalités sont à la fois celles de pollutions (les quartiers où habitent les couches les moins aisées sont traversées par les voies rapides ou autres aménagements polluants) mais aussi l’accès aux aménités environnementale et aux « services écologiques ».
Un des fondements politiques est que la consommation de ressources naturelles et des pressions sur l’environnement (l’empreinte écologique) par individu aurait vocation à converger à terme quelque soit le niveau de vie économique de départ. Ceci est vrai au niveau national comme international. C’est-à-dire les fruits des biens publics environnementaux (services écologiques) doivent être équitablement répartis.
La dimension de la société organisée :
Associer la société au changement : les parties prenantes du changement. Le Grenelle de l’environnement a montré tout l’intérêt et la richesse de réunir 5 catégories de parties prenantes qui vont à la fois négocier sur des objectifs mais surtout rapprocher leurs points de vue, s’écouter, ajuster leur « rationalités » pour faire émerger un consensus. La limite sans doute est que les acteurs absents ou les questions non représentées n’ont pas participé à l’élaboration de ce consensus :
– la communauté scientifique n’y était pas représentée en tant que telle sauf quelques organismes de recherche publique. L’expertise et les connaissances scientifiques devraient être une composante essentielle du changement.
– la dimension sociale était supposée être portée par les syndicats qui sont loin d’en embrasser l’ensemble des questions)
– la dimension internationale (et pas seulement européenne) y était relativement peu présente, alors que l’identification des marges de manœuvres françaises est limitée dans de nombreux domaines, et que la projection de la société française dans une compréhension et une insertion dans la mondialisation est une question clé. Faute de cette compréhension les replis nationalistes bloquent les processus sociaux.
Enfin le Grenelle a conduit principalement à la déclinaison dans la loi de dispositions juridiques et la création de la taxe carbone. Sans minimiser l’importance de la loi et de la fiscalité, l’une et l’autre sont subie par le citoyen. Il est nécessaire de mettre en place au niveau territorial proches du citoyen des processus identiques au Grenelle mettant en présence l’ensemble des acteurs. Aussi bien pour rendre compréhensible ces politiques que pour explorer les différentes solutions possibles (qui ne peut être ni imaginées ni impulsées par les états majors parisiens des organisations représentatives des parties prenantes). Certes de nombreuses mesures des lois Grenelle impactent fortement les territoires, certes divers processus de consultation (assises régionales) ont donné une dimension territoriale à ce processus, mais le rapprochement des points de vue, les éclairages diversifiés des problèmes, l’appropriation collective du changement et les coopérations autour de solutions ne sont pas engagés au niveau local faute de processus.
L’Etat (stratège) pourrait animer ces travaux, les collectivités pourraient contribuer à la coordination stratégique des acteurs de leur territoire. Il s’agit donc d’animer des processus coopératifs dans l’identification des blocages et l’exploration des solutions… Cela nécessite un changement de posture politique de l’abandon du modèle conflictuel de la régulation à la française : conflit Etat / collectivités locales ou compétition politique entre les collectivités de différentes sensibilités politiques. C’est-à-dire d’identifier les domaines de consensus et de partenariat. Notre pays est en effet marqué par sa grande aptitude à régler les problèmes par des crises et révolutions. Le développement durable apparaît comme un moyen de faire progresser dans la modernité en investissant sur le capital social collectif.
Un processus apprenant local sur la construction
L’Institut Français de la performance énergétique du bâtiment (IFPEB/ World Green Building Council France) a mis en place des ateliers locaux de la performance énergétique permettant de développer un processus apprenant local avec l’ensemble des intervenants de la filière construction et mettra prochainement ces structures en réseau sur un site Internet de partage de bonnes pratiques. http://www.ifpeb.com.
L’innovation participative : La dimension sociale au sein du changement. Il ne s’agit pas seulement d’invention à diffuser, mais de processus d’innovation (technique et organisation sociale). Il faut concevoir les technologies en partant des besoins. C’est la logique du changement des modes de consommations et production, qui doit s’appuyer sur la prise en compte des attentes des usagers et parties prenantes, leur implication dans l’élaboration de solutions sans se priver de l’apport de sciences sociales (sociologie, anthropologie…) car il y a toujours un écart entre le discours et les comportements réels[[Le projet « Efficacité énergétique – Usages et nouvelles pratiques de consommation et de production d’énergie » proposé par la Cité du design de Saint-Etienne, l’Ecole des Mines de Saint-Etienne et EDF dans le cadre de la réponse Rhône Alpes à l’appel à constitution de Pôle de compétitivité sur les écotechnologies vise à répondre à ces questions.]].
Une approche uniquement technique, fondée sur la seule performance environnementale d’un procédé, peut ou non s’avérer durable selon le contexte. La technologie est intégrée dans un système (solutions organisationnelles) et sa diffusion repose des mécanismes complexes de réseaux d’innovation, des réseaux d’alliance facilitent leur acceptabilité sociale… En ignorant les mécanismes sociaux et collectifs, en ne considérant pas des approches organisationnelles et managériales, on se prive de leviers d’action et on se condamne à l’inefficacité.
La responsabilité sociétale : Considérée comme la contribution des entreprises, voire plus largement des organisations au développement durable, elle fait l’objet à la fois de multiples initiatives très diversifiées, et d’un effort de clarification et de convergence internationale (au sein de l’ISO 26000).
Dans les sociétés complexes occidentales les Etats ont perdu la capacité d’imposer et de garantir la mise en œuvre de leur législation. Au niveau international, du fait du principe de souveraineté nationale, il n’y a pas de moyens d’imposer à un pays des règles auxquelles il n’aurait pas décidé de se plier de façon volontaire. La RSE apparaît comme un moyen de contribuer au développement durable en faisant progresser les « normes internationales de comportement » [[C’est le terme utilisé par l’ISO 26000, et qui marque le succès dans la négociation du modèle « institutionnaliste » qui donne le rôle principal aux institutions politique pour fixer l’agenda du progrès, contre le modèle contractualise nord américain fondé sur la morale et le seul jeu des relations entre les parties prenantes.]] partout et dans toutes les organisations. Vu comme un engagement à progresser et non une barrière au commerce, elle peut être une façon d’atténuer les stratégies de différentiations fondées sur l’exploitation de la main d’œuvre et des ressources naturelles (qualifiées de dumping par le pays du Nord et d’exploitation d’avantages concurrentiels au Sud). Mais la RSE dans sa dimension organisationnelle est aussi un levier de dialogue social dans les organisations, de mobilisation positive dans le changement et les mutations en cours.
Le temps long
Processus d’innovation et responsabilité sociétale appartiennent à la sphère du court terme, mais la mutation à conduire touche l’histoire « lente » des groupes humains avec ses aspects économiques, sociaux, culturels. Elle touche des questions à forte inertie, elle doit infléchir des tendances lourdes, prendre en compte des changements de données intangibles (les changements climatiques conduiront par exemple à ce que la pointe de mortalité passe en France de l’hiver à l’été ce qui nécessite une adaptation technique des bâtiments mais aussi un changement social et culturel). L’organisation urbaine, la répartition des activités et le fonctionnement de la ville elle-même, ont été structurés par plus de 50 ans de pétrole à bon marché et d’essor de l’automobile. La mutation urbaine post-carbone à conduire touche tout à la fois la réhabilitation thermique des logements, le fonctionnement urbain, l’espace rural producteur des services écologiques, la répartition des activités… c’est-à-dire le sens de l’urbanité toutes questions qui ont des dimensions sociales et culturelles.
La dimension sociale dans la répartition des activités. L’impact de la taxe carbone sur les populations qui habitent dans le monde rural est socialement discriminant puisque les familles les moins aisées qui ont trouvé du fait du prix élevé du foncier en ville une solution économique à construire à la campagne se trouvent piégées. Le premier ajustement à la marge (contrepartie financière à la taxe carbone), ne doit pas masquer la prochaine étape sur la trajectoire du facteur 4 : l’organisation globale et la répartition des activités sur le territoire. Cela pose un problème à la fois du foncier en ville, de l’organisation industrielle, de l’utilisation des technologies de l’information… Le modèle urbain (issu des Etats Unis) est fondé sur la consommation d’espace et leur obsolescence conduisant à la dégradation de patrimoine et à la marginalisation de certaines zones qui se paupérisent pour valoriser les nouvelles zones spéculatives. L’expansion de certaines zones urbaines se fait au détriment d’autres qui se vident. Ces dimensions sont fortement économiques et sociales et appellent à un aménagement du territoire renouvelé.
La reconnaissance de l’étage de la vie matérielle tel que décrit par Fernand Braudel, où les modes de vie sont considérés de façon très concrète par le comportement alimentaire, les pratiques vestimentaires, le modes d’habiter… de consommer l’essentiel comme le superflu. C’est aussi le fonctionnement concret des échanges sociaux non commerciaux, au sein de la famille ou du voisinage. C’est aussi l’engagement associatif et dans des réseaux immédiats de solidarité, d’échange de coopération, de réciprocité et de volontariat. C’est-à-dire la densité des pratiques sociales considérées de façon autonome et non seulement par une dimension sociale gérée de façon hétéronome par le droit et les obligations juridiques, ou dans le marché fondé sur la division sociale et territoriale du travail, c’est-à-dire par l’Etat providence et des structures spécialisées. Il s’agit donc de prendre acte que le PNB et les échanges marchands ne représentent pas à eux seuls le bien être (rapport Stiglitz) mais aussi passer de cette réflexion sur la mesure et les indicateurs à l’action, en investissant sur ces éléments non économiques.
Il faut enfin intégrer la culture dans ce panorama social du temps long. Nous ne limitons pas le mot culture à son sens éthico-esthétique, celui des produits du marché culturels ou des activités artistiques mais lui donnons un sens anthroposociologique beaucoup plus global. On peut se référer la définition d’Edgar Morin (Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, UNESCO 2001) : « La culture est constituée par l’ensemble des savoirs, savoir-faire, règles, normes, interdits, stratégies, croyances, idées, valeurs, mythes qui se transmettent de génération en génération, se reproduit en chaque individu, contrôle l’existence de la société et entretient la complexité psychologique et sociale. » La mutation en cours implique à la fois de s’appuyer sur cette dimension culturelle tout en la faisant évoluer sous la pression des données scientifiques et des normes internationales de comportement (c’est-à-dire des notions universalistes). Cette question est vraie dans les pays en développement (droit de l’homme / cultures traditionnelles) mais aussi sous d’autres formes en France, avec des questions très pratiques : le changement du rôle de l’architecte qui intègre les contraintes environnementales dans son acte créatif ou le designer qui intègre l’écoconception.
C’est aussi la source d’activités économiques : les appellations d’origine contrôlées valorisant sur le marché les aménités environnementales, culturelles et géographiques des terroirs, ou le modèle du tourisme et des activités de loisirs permettant de maintenir les patrimoines culturels ou naturels.