L’Organisation Internationale de la Normalisation (ISO) vient de lancer officiellement un processus de normalisation en matière de responsabilité sociétale (RS) et de développement durable lors de la conférence qui s’est tenue à Salvador de Bahia au Brésil du 7 au 11 mars.
Qu’est ce qui peut conduire une organisation plus connue pour ses normes techniques ou ses systèmes de management dans le domaine de la qualité ou de l’environnement à se lancer dans un tel chantier ? Comment cette initiative privée s’insèrent dans les institutions internationales et le système des Nations Unies qui s’appuie sur la négociation multilatérale entre les pays souverains ? Comment un tel système peut répondre à des besoins contradictoires exprimés par des parties intéressées aussi variées que les entreprises, les administrations, les syndicats, les consommateurs et diverses associations ou organisations académiques ?
Cet exercice très nouveau pour l’ISO est une innovation dans la gouvernance internationale. Il s’agit ni plus ni moins que de créer les mécanismes d’interface public/privé sur le développement durable et la responsabilité sociétale.
Il s’agit de considérer la RS comme le mécanisme de contribution des organisations au développement durable. L’ambition du texte dont la rédaction va commencer ne se limite pas aux seules entreprises mais à tous types d’organismes (y compris selon certains participants : Etats et collectivités locales). C’est pourquoi l’ISO a laissé au passage le E de RSE, la responsabilité sociétale des entreprises.
La fracture Nord/Sud était bien visible lors des débats brésiliens. Les pays en développement, sous prétexte de diversité culturelle ou économique, ne veulent pas, par exemple, être contraints d’appliquer les conventions internationales que leurs pays n’auraient pas ratifiées.
Dans quel cadre de gouvernance mondiale s’inscrit cette initiative ?
La question de la régulation la mondialisation économique sur les plans environnementaux et sociaux, ce que l’on appelle la gouvernance mondiale, est aujourd’hui posée. Dans la ligne du discours tenu à Johannesburg par le président Jacques Chirac, la France propose la mise en place d’une Organisation des Nations Unies pour l’Environnement. Par ailleurs avec le Brésil, le Chili et l’Espagne, la France vient d’ouvrir la voie à une fiscalité mondiale. Lors du Sommet de haut niveau sur le financement du développement 110 pays ont soutenu un texte qui considère que « le moment est venu d’accorder d’avantage d’attention aux mécanismes de financement innovant publics ou privés, obligatoires ou non ».
Mais ces initiatives prendront du temps à se concrétiser. Les Etats tardent toujours à donner un réel mandat aux Nations Unies pour mettre en place le cadre institutionnel, législatif et réglementaire permettant de réguler les conséquences environnementales et sociales de la mondialisation économique. Les pays peuvent toujours choisir à la carte de ratifier telle ou telle convention internationale. Les Etats-Unis refusent par exemple de ratifier les engagements sur le climat (le protocole de Kyoto) tel autre pays en développement ne ratifie pas les accords de l’Organisation Internationale du Travail.
Pour éviter que les multinationales s’engouffrent dans ces lacunes en pratiquant le dumping social et environnemental, les Nations Unies tentent d’obtenir leur engagement volontaire sur les principaux accords internationaux en matière de droits de l’Homme, de droit du travail d’environnement et de lutte contre la corruption. Cette initiative appelée Pacte Mondial (Global Compact), mobilise plus de 1700 entreprises dont près de 20% sont des entreprises françaises.
D’autres initiatives ont été prises pour orienter le comportement des grandes entreprises. L’OCDE a élaboré en 2000 une liste de principes directeurs à l’intention des entreprises multinationales. La Commission Européenne a fait paraître en 2001 un livre vert sur la Responsabilité Sociétale des Entreprises.
Les engagements volontaires pris par les entreprises apparaissent comme l’avant-garde des négociations internationales, ils favorisent les innovations qui pourront servir de base à de futures réglementations. Mais la multiplicité des initiatives est source de confusion, et les engagements généraux sans processus d’assurance et de vérification risquent de n’être que communication superficielle. C’est l’objectif de la GRI (Global Reporting Initiative) qui établit le cadre des rapports de développement durable pour les entreprises. Quelques pays, dont la France, ont inscrit de leur côté dans le droit l’obligation d’élaborer des rapports de développement durable.
C’est dans ce contexte que l’ISO a ouvert un dialogue avec entreprises, syndicats, associations et administrations des pays qui l’a conduit à envisager la rédaction de lignes directrices sur la Responsabilité sociale et le développement durable et à éclaircir les points de débat. Les syndicats, notamment, s’inquiètent de voir des systèmes volontaires, des lois molles, se substituer aux conventions internationales voire aux réglementations nationales. Ils soutiennent l’intransigeance de l’Organisation Mondiale du Travail (ILO) qui a signé la veille des travaux un Memorendum of understanding (MOU) qui contraint l’ISO à lui soumettre les documents de travail avant toute diffusion pour discussion. La place des organisations internationales et notamment des partenaires du Pacte mondial a aussi été revendiquée.
Les pistes de réflexion
Les relations entre approches volontaires et cadre juridique devront être éclaircies de façon à ce qu’elles se renforcent mutuellement. Certains s’inquiètent de voir une version « allégée » de la RS se contenter d’un discours éthique désincarné où ne compte que les attentes des parties intéressées immédiates et de leurs aspirations en termes de qualité de la vie. Or certains thèmes plus globaux comme les changements climatiques, ou tout simplement les intérêts des générations futures, qui sont au cœur du développement durable, pourraient en faire les frais.
Trois types d’approches auraient été possibles.
Une norme de management certifié par une tierce partie (comme le sont les normes ISO 9001 ou 14001 sur la qualité ou l’environnement) qui permettrait de garantir que l’entreprise met en œuvre les bons processus. Cette piste est critiquée par les entreprises comme étant coûteuse, et par les associations qui considèrent qu’elle ne garantit pas des résultats concrets et « substantifs ». Cette piste de la certification par tierce partie est désormais écartée par l’ISO.
Un cadre éthique formalisé dans une charte de comportement. Cette approche bute sur les problèmes de vérification et pourrait aboutir à des perversions, comme la proposition australienne (AS 8000) qui propose un système de dénonciation organisée dans l’entreprise (whistle blowing) dont on imagine l’impact délétère sur le climat social des entreprises.
La troisième piste, celle retenue par l’ISO, consiste en des lignes directrices qui ne seraient pas une « norme » mais un système.
D’après les premiers travaux, le texte devrait « permettre d’assister les organisations pour envisager leur responsabilité sociétale en respectant leurs différences culturelles, environnementales et légales et leurs conditions de développement économique. Il devrait fournir des conseils pratiques pour rendre opérationnelle la responsabilité sociétale, identifier et engager les parties intéressées, renforcer la crédibilité des rapports et revendications faites au nom de la responsabilité sociétale. Ce document devrait être une norme ISO donnant des conseils mais ne serait pas sujet à un processus de certification par tierce partie ».
En fait le système devrait être apte à organiser les transactions sur l’environnement et le social entre les entreprises et la société, le long de la chaîne de la valeur (approche produit) et avec le territoire et les cadres juridiques nationaux. Elles devraient aussi intégrer la référence aux engagements internationaux.
Cette dernière approche avait été retenue par la commission de l’AFNOR qui a élaboré un guide pour la prise en compte des enjeux du développement durable dans la stratégie et le management de l’entreprise : le Fascicule de documentation SD 21000, sur le développement durable et la responsabilité sociétale des entreprises. Une large expérimentation, impliquant à terme près de 300 PME, a été lancée dans les régions, pour valider la démarche et les outils d’accompagnement, ce qui renforce la pertinence de l’initiative française.
Une diplomatie des réseaux
Le processus qui vient d’être lancé par l’ISO sous la houlette des Suédois et des Brésiliens innove sur le fonds et la forme. S’agissant d’un groupe de travail de l’ISO, les participants sont des experts nommés par les instituts de normalisation. Mais au lieu d’avoir un seul délégué représentant le groupe « miroir » mis en place au sein de chaque organisme de normalisation national il s’agit ici de délégations de 6 experts représentant les différentes parties intéressées. D’autre part des « organismes en liaison » sont aussi accrédités, il s’agit d’organisations internationales ou régionales qui participeront aux travaux. Le groupe de travail fonctionne sur la base du consensus, mais au cas où un vote devrait se tenir, la règle est 1 expert = 1 voix (ce qui pose un problème pour les pays faiblement représentés qui voient ainsi leur poids diminué).
La question de la participation des pays en développement au processus est importante. Le processus de l’ISO est piloté dans le cadre de jumelage entre pays développés et en développement. C’est ainsi que les travaux sont pilotés par le Brésil et la Suède.
Lors du séminaire préparatoire qui s’est tenu à Stockholm en juin 2004, les organisateurs suédois avaient invité des pays en développement les jours précédents pour qu’ils puissent élaborer une position commune. Il en a été de même au Brésil. Le département de l’ISO dédié à la formation et à la participation des pays en voie de développement, en collaboration avec l’Institut suédois de Normalisation (SIS) et l’Institut brésilien de normalisation (ABNT) ont organisé un atelier préalable à la réunion ISO du 4 au 6 mars 2005, à Salvador de Bahia. Cet atelier était ouvert uniquement aux représentants de pays en voie de développement participant à la réunion ISO, et visait de préparer les experts à participer effectivement à la 1ère réunion ISO. Les pays africains y étaient peu représentés contrairement aux pays d’Amérique du sud et d’Asie. Les pays francophones en développement étaient absents.
Cet enchevêtrement d’initiatives privées et publiques, ce que certains appellent la diplomatie des réseaux, est au cœur du débat sur la mondialisation. C’est un défi conceptuel tant pour mettre les questions de développement durable au cœur de la réflexion sur la compétitivité, que pour trouver une articulation concrète entre les cadres juridiques nationaux et internationaux et les approches volontaires. C’est un redoutable défi collectif, qui implique la coopération entre tous ses acteurs les pays, les entreprises et les acteurs syndicaux et associatifs. C’est enfin un défi pour l’Europe qui devra établir les partenariats avec les pays en développement, face aux Etats Unis qui refusent le multilatéralisme. C’est aussi un défi pour les pays francophones qui pourraient se voir imposer des approches purement anglo-saxonnes.