Michel Serre a appelé son 5ème tome d’Hermès « le passage nord-ouest » comme métaphore du passage entre les sciences exactes et les sciences humaines, un chemin difficile et encombré qui relie l’Atlantique et le Pacifique dans les confins du Canada, un « vrai labyrinthe de terre, d’eau et de glaces ». Mais le réchauffement climatique est en train de transformer ce passage nord ouest en une voie de circulation stratégique. La recherche de la troisième voie politique est encombrée plus encore par les désillusions de l’histoire. Nous pouvons pousser la métaphore, en considérant que le développement durable est à même d’ouvrir la troisième voie, comme le changement climatique a ouvert le passage nord ouest. Mais une troisième voie qui ne se substitue pas aux modèles publics et privés mais qui en organise l’articulation.
La sphère institutionnelle publique est en effet traditionnellement opposée à la sphère économique privée. Les uns brocardent la paralysie bureaucratique, les autres le libéralisme spéculatif. La défaite du centralisme bureaucratique devant le libéralisme économique, a renvoyé le balancier haut dans le sens des dérégulations. On a vu le résultat avec la crise financière et économique mondiale. C’est aussi l’échec de la mondialisation considérée uniquement comme une compétition. Il n’y pas de communauté internationale des diplomaties nationales, il y a une compétition continuelle entre les Etats et des alliances conjoncturelles. La faiblesse des institutions internationales laisse le champ libre aux entreprises multinationales, qui se livrent à une compétition encore plus féroce.
Or la régulation des grandes questions : climat, biodiversité, ressources naturelles, pauvreté… toutes potentiellement génératrices de catastrophes, nécessite la mise en place de processus coopératifs et volontaires à même d’entrainer le changement à tous les niveaux. Entre le catastrophisme du repli, la négation béate et scientiste ou le scepticisme cynique, il faut trouver la place pour le projet politique et l’action.
La montée des problèmes globaux et corrélativement l’émergence d’éléments de conscience planétaire dans la plupart des sociétés contribuent à mettre en cause les finalités de la mondialisation et posent des questions nouvelles. Quel projet positif construire qui réponde à de multiples refus ? Comment construire à partir de cette contestation un projet politique positif ? Comment fonder la légitimité et organiser ce projet ? Comment conduire l’innovation collective des techniques et de l’organisation sociale ?
C’est la question de la gouvernance mondiale. Pascal Lamy définissait la gouvernance mondiale « comme l’ensemble des processus par lesquels par lesquels les sociétés politique, économique et civile négocient les modalités et les formes d’arrangements sociaux planétaires sur la base du principe de la coopération conflictuelle, (c’est-à-dire la façon dont) les règles collectives sont élaborées, décidées, légitimées, mises en œuvre et contrôlées. » (Lamy & Laïdi, 2002)
Le renforcement des institutions internationales et de l’effectivité des politiques menées en leur nom n’est qu’un des éléments de cette gouvernance. Le système international des Nations Unies apparaît paralysé à la fois par les souverainetés nationales, la règle d’un pays une voix qui ne tient compte ni de la population ni du poids économique, et la bureaucratie des organisations internationales. Le G20 apporte une solution partielle en concentrant le pouvoir de négociation, mais au détriment des plus pauvres ou des plus petits.
La sphère économique s’est aussi organisée. La mondialisation économique est certes le siège d’une compétition, mais aussi de processus coopératifs en premier lieu ceux de la normalisation. Plus de 18.000 normes techniques, pour la seule organisation internationale de normalisation (ISO), sont négociées au sein des secteurs économiques pour faciliter la libre circulation des biens et des services et éliminer les barrières techniques au marché et donc favoriser la concurrence. La coopération organise ainsi la compétition. Leur élaboration implique de façon croissante les consommateurs.
La demande de régulation publique par les acteurs économique est une demande de stabilité et de prévisibilité des conditions du marché, mais aussi de privatisation des bénéfices et de socialisation des risques et des pertes, comme l’a démontré la crise financière. En retour la société civile mondiale somme les entreprises d’exercer leur responsabilité sociétale, c’est-à-dire de prendre en compte des objectifs qui relèvent du bien public.
L’intégration d’objectifs publics dans la normalisation privée est à l’ordre du jour, d’autant que les négociations internationales en matière de développement durable vont s’intéresser au changement des modes de consommation et production (Commission du développement durable en mai 2011) et à l’économie verte (Sommet Rio + 20 en 2012).
C’est dans ce contexte qu’arrive l’ISO 26000 des lignes directrices pour la responsabilité sociétale paru le 1er novembre 2010. L’ISO a organisé une scène de négociation dont la société civile mondiale s’est emparée en allant bien au-delà des intentions initiales. 99 pays représentés par 6 parties prenantes (gouvernements, entreprises, syndicats, consommateurs, ONG et experts consultants ou académiques) associés à des organisations internationales gouvernementales et non gouvernementales ont travaillé pendant 5 ans pour écrire le texte. Sa légitimité et son contenu à vocation universelle dépassent de loin ceux des 18000 autres normes de l’ISO.
En proposant des principes et champs d’action pour tout type d’organisation, qu’elle appartienne aux sphères publique, économique ou civile, l’ISO 26000 propose une méta-régulation apte à fonder sur des bases pratiques et opérationnelles le pilier coopératif de la gouvernance internationale pour le développement durable. Une gouvernance globale qui impacte tous les niveaux : international, national et local.
Le texte établit clairement que l’objectif de développement durable est global et politique et que chaque organisation peut y contribuer en assumant sa responsabilité sociétale. Il assure une passerelle, une hybridation entre deux régimes ceux des normes volontaires librement consenties pour accéder au marché et les « normes internationales de comportements » issues des négociations multilatérales.
L’ISO 26000 reconnait à chaque organisation sa légitimité pour décider de sa stratégie, mais en assumant sa responsabilité vis-à-vis du développement durable, de la société et des parties prenantes en mettant en œuvre des principes et en contribuant au progrès sur des questions clés. Sept principe ont été retenus : redevabilité (accountability), transparence, conduite éthique, respect des intérêts des parties prenantes, conformité légale, respect des normes internationales de comportement, respect des droits de l’Homme. Sept questions centrales sont déclinées par domaines d’actions : droits de l’Homme, relations et conditions de travail, environnement, loyauté des pratiques, questions relatives aux consommateurs, communautés et développement local.
La potentialité de l’ISO 26000 va bien au delà de la légitimité de l’ISO, ou même des participants à son élaboration. L’ISO a du mal à en assumer la paternité, car elle se paralyserait si elle devait appliquer un tel processus au millier de normes élaborées ou révisées annuellement. Certains des membres influents de l’ISO comme les Etats Unis (un des 5 pays qui ont voté contre sur 72 pays votants) voient d’un mauvais œil la référence aux textes multilatéraux dans une norme « privée » de l’ISO. Le système des Nations Unies ne s’est pas encore emparé de ce texte comme un moyen concret de mise en œuvre des accords internationaux. L’Organisation Internationale de la Francophonie qui a suivi l’élaboration de la norme et mobilisé ses membres, se positionne pour en faciliter la diffusion.
Il y a une opportunité pour la France de pousser ce texte dans le cadre du chantier sur la gouvernance mondiale du G20. Notre pays pourra s’appuyer sur une large majorité dans cette instance puisque seuls 3 pays du G20 ont voté contre : Etats Unis, Inde et Turquie.
Biblio
Lamy, P., & Laïdi, Z. (2002). La gouvernance, ou comment donner sens à la globalisation (Vol. Gouvernance mondiale, Rapport n° 37). (P. Jacquet, J. Pisani-Ferry, & L. Tubiana, Éds.) Paris: Conseil d’analyse économique.